La Traversée de la mer intérieure: Une comédie dramatique sur le sens de l’engagement politique

Traversee016mPeut-on revenir en politique après une longue absence comme si rien n’avait changé dans les mœurs et techniques politiques, comme si c’était dans les vieux pots que l’on faisait les meilleures soupes ? Rosaire Bouchard ancien député provincial souverainiste du Saguenay-Lac Saint-Jean, et ancien maire de Péribonka est persuadé que oui. Non pas parce qu’il est passéiste mais parce que la façon de faire la politique et son engagement forment un tout indissociable. Des convictions, Rosaire en a car il est un homme d’engagement, un homme de ceux qui ont fait le Québec d’aujourd’hui avec ses réussites mais aussi parfois ses travers. Un homme qui aurait voulu que ce Québec, enfin, soit un pays.

C’est donc tout naturellement qu’il fait appel à son ancienne organisatrice électorale Solange Lemieux quand après s’être retiré de la vie politique suite à la maladie puis le décès de sa femme il décide, à 70 ans, de revenir dans l’arène. Oui mais voilà, les temps changent quoiqu’il puisse en penser et le parti semble peu disposé à le laisser faire une campagne sur l’ancien modèle et peut-être même sur des idées qu’il pense ne plus être dans l’air du temps, d’une nouvelle sociologie d’un Québec qu’il a peut-être plus construit à l’image de Montréal que du reste de la province. Pour le parti, vieilles pratiques et vieilles idées ne sont plus de mise et pour « encadrer » l’ancien on lui délègue un jeune loup, Éric, à la pointe des nouvelles méthodes et des nouveaux modes de communications et qui connaît son programme électoral comme d’autres leur catéchisme et n’en dévie pas. Mais le vieux loup ne l’entend de cette oreille et il décide de contrer le jeune en affirmant bien fort ses idées et ses façons de faire même si elles sont à l’opposé de la pensée du parti en terme d’écologie, de souveraineté, ou tout simplement en restant à l’écoute de son coin de pays, de son ancrage dans un territoire. En reformant aussi son équipe avec son ancien compagnon d’armes, Paul-Émile Robillard. Une aide, Paul-Émile Robillard? Pas si sûr car pour lui le temps a fait son œuvre et son apport est bien ténu au seuil d’une vieillesse avilissante. Au moins demeure-t-il une conscience et au pays d’une politique parfois sans scrupules et sans fidélité à ses valeurs ce n’est déjà pas si mal.

Le retour triomphal risque fort dès lors de tourner à une longue « traversée de la mer intérieure ». Mais pour autant donner raison aux nouveaux leur abandonner le terrain et jeter le bébé avec l’eau du bain est-elle la route à suivre vers une vie politique standardisée et mondialisée. À moins que finalement l’important ce ne soit une prise de conscience, un nouvel art de cultiver son jardin en reconnaissant à la vie qu’elle vous a donné le plus beau cadeau au monde, l’amour et en se libérant des contraintes d’une discipline de parti qui oublie les luttes passées, leurs espoirs et ceux qui les ont portés.

On l’aura compris le cadre géographique de la pièce est une métaphore allégorique tant par l’imaginaire collectif que représente parfois cette région au sein même de l’ensemble de la Province que par la double signification du titre : La traversée de la mer intérieure c’est tout à la fois une référence au nom que l’on donne au Lac Saint-Jean et à l’expression qui désigne un moment de réflexion interne et intense, un cheminement douloureux à l’issue duquel se dessine un nouveau projet de vie.

En passant à travers les conflits de génération, d’intérêt, de pensée, Rosaire aura su trouver sa voie. Mais il n’est pas sûr que le parti dans les mains duquel il va laisser le Québec au terme de cette recherche intérieure soit finalement, au-delà de la modernité revendiquée de la forme qui cache parfois la vacuité du fonds, une garantie de progrès au service des idées et des valeurs.

 Pour traduire ce parcours quasi initiatique de Rosaire, l’auteur de la pièce Jean-Rock Gaudreault aurait pu choisir le ton de la nostalgie amère. Il a plutôt retenu celui de l’humour de la comédie dramatique et c’est l’une des forces de la pièce. Mais derrière l’humour pointe la tendresse et l’émotion pour Rosaire cet homme de conviction, pour les relations humaines dans cette équipe reconstituée et même aussi pour ce curieux duo qui naît de la confrontation qui devient peu à peu une rencontre entre Rosaire Bouchard et Éric Martel-Desforges.

Traversee613mLes acteurs sont excellents. Michel Dumont est totalement en phase avec son personnage. Est-ce parce que lui-même est originaire du Saguenay, est-ce parce qu’il se reconnait dans cet homme de sa région, de cette génération ? Son jeu tout en nuances qui suit parfaitement tous les états d’âme de cet homme qui a perdu tout à la fois son unique amour et son rêve d’avoir un pays et qui aujourd’hui cherche un sens à sa vie et la faculté de croire encore ne peut pas ne pas nous convaincre que cet homme évoque en lui un certain écho. L’humanisme qui transparait nous fait comprendre cet attachement à un Québec que certains méconnaissent surement et méprisent peut-être un peu vite.

Pauline Martin, dont le rôle a été écrit pour elle, restitue avec puissance et justesse la complexité de cette femme dévouée corps et âme à celui qu’elle admire et aime en silence depuis toujours mais qui aussi est consciente parce qu’elle vit dans les réalités parfois dures et douloureuses du présent, du fossé qui s’est creusé entre le temps d’avant et d’aujourd’hui et tente sinon de réconcilier les deux du moins de jeter des ponts.

Pierre-François Legendre est plus vrai que nature dans son personnage d’Éric, le jeune loup tout dévoué à la ligne du parti mais qui pourtant peu à peu va à la rencontre d’un homme et de ses convictions et tente de trouver un compromis entre ses propres tiraillements qui naissent en lui. Lui aussi sait accompagner cette évolution et éviter toujours la facilité de la caricature.

Quant à Marc Legault il réussit parfaitement à tenir le rôle de cet ancien intellectuel parfois cynique, lâché par son corps et ses facultés mais qui sait encore, quand des éclairs de lucidité le lui permettent, porter un regard sur le monde et affirmer ses espoirs et ses convictions.

Des acteurs qui sont aussi très bien mis en scène par Monique Duceppe qui sait mettre en valeur le texte et toutes ses variations et nuances de tons au service d’une véritable réflexion sur l’homme et l’action politique.

En effet, sous couvert de comédie, les questionnements abordés par l’auteur Jean-Rock Gaudreault sont loin d’être anecdotiques. Car cette pièce souhaite, au-delà d’une histoire individuelle, porter des interrogations sur l’homme et les pratiques politiques mais aussi sur le Québec, ses espoirs, ses réalités d’hier jaugées à l’aune de celles d’aujourd’hui : Les acteurs de la Révolution tranquille d’hier devenus les baby boomers d’aujourd’hui sont-ils les seuls détenteurs du seul et vrai projet politique pour le Québec. Les jeunes les ont-ils trahis et eux ces baby boomers ont-ils une responsabilité dans la situation actuelle ou est-ce juste la faute aux autres? Y a-t-il deux Québec, celui urbain et principalement montréalais et celui qui « gêne » des Régions. Quelle place pour le souverainisme aujourd’hui dans un monde politique et une société où mondialisation oblige, les clivages gauche-droite longtemps masqués par la lutte pour la souveraineté occupent à nouveau le devant de la scène. La carrière politique est-elle une question de fidélité à des idées au delà de l’effet de mode ou d’adhésion à un plan de carrière dans lequel les principes importent peu pourvu que l’on soit dans la course, quitte pour cela à changer autant de fois d’idées que les sondages ou la blogosphère vous le suggèrent?

Traversee589mLa traversée de la mer intérieure pose ainsi de vraies questions auxquelles notre société est aujourd’hui confrontée. Et en le faisant Jean-Rock Gaudreault, homme originaire des régions (celle justement dans laquelle se déroule la pièce) mais aussi montréalais, homme qui rêve de réconcilier les deux, un homme qui, à 41 ans incarne justement cette génération du passage de relais, fait preuve de courage et de curiosité. Celles de se pencher sur notre histoire politique collective contemporaine, sur l’héritage et la relève à venir. Un sujet qui pourtant paraît, parfois, un peu tabou dans un Québec où, comme partout ailleurs dans le monde occidental, le passage de relais entre les jeunes et les plus anciens est au cœur du débat sociétal et pas seulement dans les cercles de la création théâtrale. Ses textes percutants abordent avec justesse ce questionnement important dans des sociétés où l’action politique a perdu de son aura pour s’être parfois laissée trop aller à la quête du pouvoir sans guère s’embarrasser de morale et de fidélité. Des pièces comme celle qui nous est proposée aujourd’hui, parce qu’elles sont des miroirs qui nous sont tendus à nous-mêmes, sont indispensables.

Pour frapper nos consciences Jean-Rock Gaudreault a su utiliser le langage qui convient : « La parole vivante ». « Pour que le plaisir de raconter rencontre celui d’écouter ou de recevoir, je suis persuadé », dit-il, ‘que cela doit se faire dans le respect du rythme, de la forme du discours…On ne parle pas comme on écrit. Lorsque le spectateur est captivé et consentant alors tout est possible, on peut le provoquer, le faire rire le bouleverser. …. C’est ce que j’aime raconter des histoires. Même si je suis un lecteur boulimique je n’ai jamais retrouvé dans les livres ce plaisir que je ressentais enfant à écouter les adultes de la famille se raconter des histoires ». Dans cette pièce Jean-Rock Gaudreault, est notre conteur à nous et nous le remercions de le faire si bien.

La traversée de la mer intérieure
Une création québécoise de Jean-Rock Gaudreault
Publication du texte aux Éditions Lansman : www.lansman.org

Distribution :
Rosaire Bouchard : Michel Dumont
Paul Émile Robillard : Marc Legault
Éric Martel-Desforges : Pierre-François Legendre
Solange Lemieux : Pauline Martin

Équipe de création :
Mise en scène : Monique Duceppe
Décor et accessoires: Normand Blais
Costumes: François Barbeau
Éclairages: Luc Prairie
Conception vidéo: Yves Labelle
Musique: Christian Thomas
Assistance à la mise en scène: Carol Gagné

Une production du Théâtre Jean Duceppe
Directeur Michel Dumont,
Partenaire de production : La Presse; Télé-Québec; 98.5 FM; Cogéco Métromédia

Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 30 octobre  au 18 mai 2013
Tarifs individuels de 50.29$ à 38.99$

175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec)
H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com

Une soirée rencontre suivra la représentation du jeudi 28 novembre.

Les Midis Duceppe 101 : Les éclairages les projections et les décors, avec Normand Blais, Yves Labelle et Luc Prairie. Le 27 novembre de 12h15 à 13h, en collaboration avec la société de la Place des Arts. Espace culturel Georges-Émile-Lapalme. Accès gratuit.

Les commentaires cités de Jean-Rock Gaudreault sont extraits du programme de la pièce

© photo: courtoisie