Les liaisons dangereuses, dans une superbe mise en scène de Serge Denoncourt

Kim Despati, Philippe Thibault Denis, Julie Le Breton Annick Bergeron © photo: Françcois Brunelle
Kim Despati, Philippe Thibault Denis, Julie Le Breton Annick Bergeron © photo: François Brunelle

Les jeux de l’amour sont au cœur de la pièce de Christopher Hampton adaptée du célèbre roman de Choderlos de Laclos du 18ème siècle : Les Liaisons dangereuses. Une pièce reprise depuis ce jeudi au Théâtre Jean Duceppe dans une mise en scène de Serge Denoncourt. Mais ne cherchez pas un happy-end dans ce jeu de massacre qui se joue sur scène. Les liaisons dangereuses est tout sauf une comédie sentimentale comme on dit aujourd’hui.

Au cœur du drame qui se noue, la lutte que se livrent, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Deux ex-amants qui au terme de leur liaison ont signé une Pacte d’inviolable amitié qui mais qui en fait cache un autre enjeu : la volonté de domination de l’autre avec comme promesse du pari une dernière nuit accordée par la marquise au vicomte. Leur arme :la manipulation des conquêtes amoureuses de l’autre par tous les moyens que le libertinage aristocrate et ses chassez-croisés mettent à leur disposition. Les victimes de cette duplicité dans les relations amoureuses, deux jeunes proies faciles pour ces deux prédateurs, Cécile de Volanges, la jeune fille pure tout droit sortie de son couvent pour être mariée dans la grande tradition de l’ancien régime à un « vieux » de 36 ans! Monsieur de Gercourt par ailleurs ancien amant de la marquise de Merteuil, mais qui a eu l’outrecuidance de l’abandonner; et le chevalier de Danceny lui aussi jeune idéaliste dans les bras duquel Valmont va jeter Cécile. Cécile qu’il n’hésite cependant pas à séduire tout en œuvrant à la conquête de la présidente de Tourvel dont il est amoureux mais dont la vertu devient autant un obstacle qu’un défi de plus à relever sans beaucoup de respect de la personne en cause et de ses valeurs.

Au terme de ce jeu de libertinage devenu au fil de leur histoire un véritable jeu de massacre, les victimes ne sont pas toujours seulement celles qui avaient été désignées et les deux protagonistes finissent par s’auto-détruire à vouloir triompher de l’autre.

Éric Bruneau, Julie Le Breton © photo: François Brunelle
Éric Bruneau, Julie Le Breton © photo: François Brunelle

Dans le roman épistolaire c’est à travers les lettres que chacun s’écrit que l’on suit le déroulé du drame qui se joue donc sur le mode de la polyphonie. Car Valmont et la marquise de Merteuil se fréquentent guère ce qui permet d’ailleurs à chacun d’assurer l’incognito de la manipulation aux yeux de leur entourage. C’est ainsi que la marquise , cette femme qui se déclare née pour venger son sexe s’abrite derrière le personnage vertueux qu’elle s’est forgée tant pour se protéger, dans cette société de la domination des hommes, que pour mener à bien sa stratégie et tromper ainsi par exemple la mère de Cécile qui voit en elle la marraine digne de confiance et de probité de sa fille. Pour sa part, Valmont, séducteur sans scrupules, profite à plein de ce privilège que lui octroient son siècle et sa position sociale tout en cherchant à masquer cet aspect de sa nature profonde pour mieux berner ses victimes.

Pour restituer ce chef d’œuvre de la littérature du 18ème siècle repris par l’auteur Christopher Hampton, pour une adaptation que l’on considère généralement comme la plus fidèle, Serge Denoncourt un habitué des grands textes classiques Molière, Tchekhov, Brecht…, a décidé de le transposer à la fin des années 40. Un choix qu’il assume et revendique pleinement,. Pour être tout à fait honnête, mettre en scène Les Liaisons dangereuses tient plus du fantasme que du projet artistique. J’adore le roman, la pièce et les films qui en ont été tirés. Mais si j’ai voulu resituer l’action en 1947, c’est pour une raison absolument égoïste… Je me souviens d’après-midi d’enfance, malade, ma mère m’installait sur le sofa avec mon oreiller, une couverture et un toutou et me laissait regarder les vieux films noir et blanc…

C’est là que j’ai eu mes premiers plaisirs de metteur en scène. Mes premières excitations artistiques. Mes premières fébrilités sexuelles. Ce cinéma qu’on ne voit plus nulle part et qui a pourtant fait mon éducation. Je ne serais rien sans Lana Turner dans Peyton Place, sans la poitrine d’Ava Gardner, les yeux d’Elizabeth Taylor, la cruauté de Bette Davis et le talent impérial de Danielle Darrieux. Je n’aurais pas rêvé faire du théâtre sans la cigarette de Gary Cooper, les yeux de Paul Newman, le nez d’Alain Delon, la sexualité de Brando ou de Montgomery Clift. Je suis ce que je suis et cela grâce au New Look de Dior, aux gants de Lauren Bacall, aux chapeaux de Suzie Delair, aux jambes d’Hedy Lamarr, aux robes, gaines et serre-tailles qui trichaient le corps des actrices. Les talons hauts et le rouge à lèvres bien sûr. Une sexualité omniprésente, cachée, codifiée et qui marque pour la vie.

Blondeau, Éric Bruneau © photo: François Brunelle
Magalie Lépine-Blondeau, Éric Bruneau © photo: François Brunelle

Un choix plutôt surprenant de prime abord pour ce passionné d’histoire que de sortir cette intrigue de son époque qui la nourrit et même la définit. Un livre que l’on s’est arraché à sa sortie chacun engageant des paris pour savoir lequel ou laquelle des hommes ou femmes en vogue à l’époque étaient ainsi croqués et ce même ou parce que le livre a fait scandale à sa parution dans les cercles officiels. Un metteur en scène qui écrivait à propos d’une autre pièce qu’il a monté au Théâtre Jean Duceppe, Le diable rouge ; J’aime l’Histoire. J’aime l’histoire avec un grand H. J’aime le théâtre parce que souvent il nous raconte l’Histoire par le petit bout de la lorgnette. Et c’est à travers ces petites histoires que cette Histoire, la grande, nous parvient, nous atteint et nous touche…:

Pourtant le choix est plus que convaincant, il sert même l’œuvre. Probablement parce qu’en plus de l’hommage à un certain cinéma qui lui aussi a sublimé sur papier glacé des magazines et les pellicules des salles obscures, les rapports amoureux, les années 40-50 sont aussi celles, comme au 18ème , du débat du pouvoir et des droits des sexes notamment du droit des femmes et d’éveil de la libération sexuelle derrière la rigidité sociale en cours. Ainsi loin d’être un caprice de metteur en scène cette transposition sort l’œuvre de sa dimension « film d’époque »  incontournable en ce début de 21ème siècle plus de trois siècles après son écriture pour lui donner une portée à la fois plus générale et plus proche de nous. Le décor et les costumes comme la direction d’acteurs accrochent et illustrent parfaitement à la fois le texte et sa transposition d’époque. Ainsi celle-ci dénote un jeu précis mais qui laisse aussi place à la souplesse évitant ainsi le piège de la rigidité tout autant que celui du drame psychologique.

Chacun des acteurs parvient par son jeu tout à la fois à valoriser l’individualité de chacun des personnages et la cohérence de l’ensemble. Aucun ne tire la « couverture à lui » et les interactions entre eux sont particulièrement pertinentes.  Ainsi la dynamique de destruction implacable qui s’installe entre Éric Bruneau et Julie Le Breton au service de la rivalité Valmont-Merteuil, très loin de celle faite de complicité amicale qu’ils connaissent dans  Toute la Vérité est percutante.

Annick Bergeron en Madame de Volanges comme Lénie Scoffié en Madame de Rosemonde sont deux femmes de la haute société plus vraies que nature alors que  Kim Despatis et Philippe Thibault-Denis campent avec succès deux jeunes qui s’ouvrent aux plaisirs  des sentiments comme à la cruauté des jeux de l’amour mondain.

Mais la force de la pièce et de la transposition est aussi à chercher dans les flamboyants décors et costumes de Guillaume Lord et François Barbeau et à leur mise en valeur par les jeux de lumière d’Étienne Boucher. La splendeur glacée restitue autant le texte que le parti-pris du metteur scène. Saluons particulièrement le concept des décors de chaque espace de l’intrigue, contenu dans un décor général, ( le grand salon d’un hôtel de luxe) avec une partie fixe sur les côtés servant d’espaces de jeu secondaires et un plateau central tournant qui accueille les décors principaux. Cela donne de la profondeur et de l’ampleur à la scène et donc à l’atmosphère donnée, tout en nous évitant les inévitables ruptures des changements de décor.

Les liaisons dangereuses est décidément une nouvelle brillante collaboration entre le Théâtre Jean Duceppe et Serge Denoncourt.  À voir absolument!

 Distribution :
Annick Bergeron : madame de Volanges
Éric Bruneau : vicomte de Valmont
Kim Despatis : Cécile Volanges
Julie Le Breton : marquise de Merteuil
Magalie Lépine-Blondeau : présidente de Tourvel
Kashia Malinowska : Émilie
Jean-Moïse : Martin Azolan
Lénie Scoffié : madame de Rosemonde
Philippe Thibault-Denis : Chevalier Danceny

Équipe de création :
Mise en scène : Serge Denoncourt
Décor : Guillaume Lord
Costumes : François Barbeau
Éclairages : Étienne Boucher
Conception sonore : Nicolas Basque
Accessoires : Normand Blais
Assistance à la mise en scène : Suzanne Crocker

Une production du Théâtre Jean Duceppe
Directeur artistique Michel Dumont,
Directrice générale Louise Duceppe
Partenaire de production : La Presse

Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 9 avril au 17 mai 2014
En semaine à 19 h 30 et 20 h, les samedis à 16 h et 20 h 30,
Durée 2h30 avec entracte
Tarifs individuels de 50.29$ à 38.95$ (taxes en sus)
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com

Pour découvrir plus avant Les liaisons dangereuses deux rencontres-discussions ouvertes à tous et gratuites:
Les Causeries réconfortantes le Lait, pour nouer une relation avec la pièce Les Liaisons dangereuses.
Avec Michel Dumont, Serge Denoncourt, Julie Le Breton, Magalie Lépine-Blondeau, Éric Bruneau
Le 17 avril de 17 h à 17 h 45 en collaboration avec la Fédération des producteurs de lait du Québec

Les Midis Duceppe 101

L’élaboration d’une saison de théâtre et la mécanique d’un lancement de saison
Avec Michel Dumont; Jean-Sébastien Rousseau, relationniste de presse; Johanne Brunet, directrice des communications et Monique Brunelle, responsable des abonnements.
Le 7 mai de 12 h 15 à 13 h En collaboration avec la Société de la Place des Arts
Espace culturel Georges-Émile-Lapalme
Devant l’entrée du Théâtre Jean-Duceppe

Les extraits cités proviennent du site internet du Théâtre Jean Duceppe

© photos: courtoisie