Le Journal d’Anne Frank au TNM une pièce brillante autant qu’indispensable

Paul Doucet : Otto Frank  © photo : Yves Renaud
Paul Doucet : Otto Frank © photo : Yves Renaud

2015. L’année du 70ème anniversaire de la Libération et de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, mais aussi de celui de la mort tragique d’Anne Frank et de ses proches. Le TNM a choisi de rendre hommage et de nous rappeler que nous ne devons jamais oublier en montant la pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt, le Journal d’Anne Frank. Une pièce elle-même conçue à partir de l’œuvre éponyme.

1945, Otto Frank rescapé des camps de la mort, revient à Amsterdam. Juif il y a vécu avec sa famille, sa femme et ses deux filles Anne et Margot réfugiés d’Allemagne depuis 1933 et l’arrivée au pouvoir d’Hitler et du parti nazi. Dès 1940, avec la victoire allemande sur les principaux pays d’Europe, ils sont l’objet des persécutions, comme les millions de Juifs d’Europe. Mais en 1942 après la mise en œuvre de la Solution finale par le régime nazi, la menace se fait plus pressante et la famille Frank avec une autre famille les Van Pels, rejoints ensuite par Fritz Pfeffer et aidés par des amis ou des collaborateurs fidèles, se cache, dans un appartement au dessus des bureaux de l’entreprise familiale. Pendant 2 années ils vont survivre, terrés dans cette cache jusqu’à ce qu’en août 44 ils soient, à quelques mois de la fin de la guerre, dénoncés, arrêtés et déportés. Seul Otto reviendra.

Mylène St-Sauveur : Anne Frank © photo : Yves Renaud
Mylène St-Sauveur : Anne Frank © photo : Yves Renaud

À son retour, le jour même où il apprend que ses filles ne reviendront pas des camps de la mort, sa secrétaire Miep Gies qui les a aidés durant toute leur vie, cachés, lui remet le journal que sa fille Anne a écrit, durant toute la période de la captivité alors qu’elle est âgée de 13 à 15 ans. Une découverte forcément intime, personnelle. Otto hésite dans un premier temps à publier ce texte. Parce que cette histoire faite de ses petits vécus qui font le quotidien, y compris ses joies et ses espoirs comme de ses désespoirs, ses rages et ses peurs face à la situation subie contient aussi ses réflexions très intimes sur les rapports entre les membres et la vie de la famille. Pourtant Anne voulait le publier après la guerre. Elle avait même retravaillé des passages dans ce but. Convaincu finalement de la nécessité de le publier tant pour la portée du témoignage qu’en respect de la volonté de sa fille, il devra cependant attendre1947 pour que le livre trouve finalement un éditeur qui accepte de le publier. Très vite le livre connaît un immense succès international tant pour la puissance du témoignage contre la barbarie que pour la force de vivre et de vaincre malgré tout qui le transcende. Plusieurs adaptations au théâtre ou au cinéma dont le film de George Stevens, qui recevra un Oscar en 1960 en seront tirés.

Mais dans les années 2010 la Fondation Anne Frank, avec le soutien de producteurs hollandais, souhaite une réadaptation. Une réadaptation qui intègre notamment les nouvelles connaissances, que 60 ans après la fin de la guerre, on a appris d’Anne Frank, de sa vie dans l’Annexe comme elle appelle la cache, de sa vie avant la guerre, mais aussi après l’arrestation même s’il ne s’agit évidement pas de réécrire le Journal lui-même. C’est Eric-Emmanuel Schmitt qui est choisi pour mener à bien ce projet. Ce choix s’explique par la carrière du dramaturge et romancier. L’auteur de théâtre vivant le plus joué dans le monde. Mais surtout l’écrivain, également docteur en philosophie, sait restituer des périodes historiques charnières, chargées de sens en mariant la création littéraire avec la rigueur historique rendant l’œuvre romanesque possible autant qu’utile y compris sur des sujets les plus sensibles. Un auteur qui aime et surtout sait se confronter aux grandes figures et temps de l’Histoire. Non pas pour la réécrire, non pas pour s’attacher aux anecdotes mais pour, derrière une écriture accessible à tous et qui ne renonce jamais à user de la force de l’humour, nous la restituer pour nous la faire comprendre dans son immédiateté comme dans sa portée universelle et nous faire réfléchir. Un auteur qui serait « un écrivain de l’espérance dans un monde désespéré. » comme le souligne Michel Meyer dans son essai Eric Emmanuel Schmitt ou les identités bouleversées (Albin Michel, 2004).

Benoît Drouin-Germain : Peter Van Pels Jacques Girard : Hermann Van Pels Marie-France Lambert : Edith Frank Mylène St-Sauveur : Anne Frank Marie-Hélène Thibault : Augusta Van Pels  © photo : Yves Renaud
Benoît Drouin-Germain : Peter Van Pels;  Paul Doucet : Otto Frank; Marie-France Lambert : Edith Frank;  Mylène St-Sauveur : Anne Frank; Marie-Hélène Thibault : Augusta Van Pels
© photo : Yves Renaud

Pour cette nouvelle approche du Journal d’Anne Frank, Eric-Emmanuel Schmitt a choisi de nous le faire revire à travers les yeux d’Otto qui, en recevant le journal de sa fille, redécouvre alors par ses yeux et ses mots, cette longue captivité « volontaire ». La dramaturgie se lit donc en un parti pris puisé du mode cinématographique en double et même triple plans permanents qui interagissent: la vie dans l’Annexe relatée à partir d’extraits du Journal lui-même et restituée par les acteurs; Otto Frank face à la nouvelle de la mort de ses filles puis de la découverte et de la lecture du Journal. Un père qui, au rythme de sa lecture et des souvenirs qu’elle suscite en lui revit la captivité, sa famille disparue mais aussi découvre sa fille, une déjà grande écrivaine mais aussi une jeune fille incroyablement forte, lucide remplie de volonté de vaincre, de triompher elle et sa famille, ses amis et qui au-delà d’une histoire personnelle livre en fait une histoire universelle. Le contexte historique enfin restitué par des projections d’images d’archives.
Eric-Emmanuel Schmitt nous permet ainsi de vivre le Journal d’Anne Frank à travers les yeux d’Otto mais aussi des images incontournables des archives et ce livre déjà fort, bouleversant n’en devient, par son travail que plus fort, plus bouleversant. Un journal dont Eric-Emmanuel Schmitt dit: Je suis là au cœur de tout ce qui m’intéresse. C’est émouvant, drôle et, en même temps, il s’agit d’une leçon de sagesse. C’est un coup de poing contre Hitler : une petite fille de 14 ans lui tient tête et c’est elle qu’on écoute. Elle réveille en nous ce qu’il y a de meilleur.

Tout dans cette création théâtrale, présentée au TNM, est en accord et mis au service avec brio de la pièce d’Eric -Emmanuel Schmitt et au-delà de celle-ci du Journal d’Anne Frank et de sa portée tant littéraire qu’historique : La mise en scène de Lorraine Pintal, le jeu des acteurs, sobre et puissant, les projections vidéo conçues par Turbine studio et Erwann Bernard, la scénographie de Danièle Lévesque très dépouillée mais hautement symbolique notamment l’escalier autour duquel tout s’articule et la mise en musique originale de Jorane. Tous les acteurs sont excellents. Mylène St-Sauveur, notamment, est une Anne Frank particulièrement juste et convaincante. Cette jeune actrice qui connaît là sa première grande apparition sur scène reconnaît d’ailleurs avoir toujours été particulièrement interpellée par cette période et par la Shoah. Toute jeune adulte elle a même souhaité effectuer un voyage en Europe qui l’a conduite à visiter Sachsenhausen, un de ces camps de la mort. Aucune outrance, aucun pathos, dans son jeu. Elle est tour à tour la jeune fille encore enfant espiègle, puis celle qui s’ouvre à l’amour, tout en vouant une admiration sans borne à son père et détestant, en bonne adolescente, sa mère; celle qui tantôt cède à la peur tantôt se nourrit d’espoir pour elle-même autant que pour l’humanité. Paul Doucet interprète avec force en même temps que pudeur ce père, seul survivant hésitant à accepter de lire le Journal de sa fille. Une lecture qui est pour lui autant une douleur qu’une violation des secrets de sa fille mais qui lui fait la retrouver et nous transmettre l’importance et l’universalité de son témoignage. Surtout, l’unité règne sur la scène. Chacun des interprètes joue avec puissance mais sans jamais « surjouer » au service de son personnage, de ses spécificités mais aussi des autres et de la pièce.

Faire une adaptation du Journal d’Anne Frank était un pari osé pour un auteur. L’œuvre est universellement connue et, de par son sujet même, laisse peu de place à la possibilité d’une réécriture. Eric-Emmanuel Schmitt a su, par le regard d’Otto et son parcours au travers la lecture du journal de sa fille, ouvrir l’œuvre, la nourrir et même la prolonger tout en la respectant totalement. Lorraine Pintal, les acteurs, et l’équipe de création ont su, sans faille, dans le respect, donner vie à la pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt et à travers elle à l’extraordinaire Journal d’Anne Frank, œuvre littéraire et surtout incontournable exemple et témoignage de la volonté de vivre et de résilience. Merci pour ce magnifique autant qu’indispensable « devoir de mémoire ».

Le Journal d’Anne Frank
Texte Eric-Emmanuel Schmitt d’après Le Journal d’Anne Frank
Mise en scène Lorraine Pintal
Production Spectra Musique en collaboration avec Théâtre du Nouveau Monde et Didier Morissonneau
Avec le soutien de SNC Lavalin et Radio Canada

Distribution :
Sébastien Dodge : Fritz Pfeffer
Paul Doucet : Otto Frank
Benoît Drouin-Germain : Peter Van Pels
Jacques Girard : Hermann Van Pels
Marie-France Lambert : Edith Frank
Kasia Malinowska : Margot Frank
Sophie Prégent : Miep Gies
Mylène St-Sauveur : Anne Frank
Marie-Hélène Thibault : Augusta Van Pels

L’équipe de création
Turbine Studio: Co-conception et réalisation des projections vidéo
Erwann Bernard: Éclairages et co-conception des projections vidéo
Jorane: Musique
Danièle Lévesque: Scénographie
Jacques-Lee Pelletier: Maquillage
Marc Senécal: Costumes
Bethzaïda Thomas: Assistance à la mise en scène et régie

Théâtre du Nouveau Monde http://www.tnm.qc.ca
84, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z6
Billetterie et Abonnement : 514 866-8668
Du 13 Janvier au 7 Février
Supplémentaires les 10 et 11 Février

© photo : Yves Renaud