Les Questions orphelines, de Morgan Le Thiec : Le chemin douloureux vers la nécessaire résilience

Morgan Le Thiec Les questions orphelines © photo: courtoisie
Morgan Le Thiec Les questions orphelines © photo: courtoisie

« …Difficile d’entrer, impossible de ressortir… Je voulais prendre cette maison pour ce qu’elle est, un simple tas de ciment, de briques et de bois, un décor mal vieilli. Mais ce n’est pas facile, je suis envahi, par tous les pores…
Mais comment vider la maison alors que mon père est encore vivant, et que survit encore, quelque part au fond de lui, l’homme qui a voulu tout garder?….
…J’ai grandi, il faut que je sorte de la maison…
…La maison de mon enfance est invisible. Ce que je vais vendre ce sont des murs, des pieds carrés, un nombre de chambres, une salle de bains…. Le reste ne regarde que les deux fils survivants. Des souvenirs on en a tous, perdus dans un coin de la tête, des cadavres exquis, pâles presque translucides. Presque rêvés. Mais j’ai pu me rappeler physiquement ma première enfance en posant les pieds dans la maison de Cartierville en reniflant ses odeurs, en touchant ses aspérités. J’ai pu me rappeler, dans ma chair, la disparition de ma mère …
…Vider complètement la maison a été difficile. La douleur ne vient pas simplement du deuil, des réminiscences. La douleur se niche aussi dans cette dynamique que j’ai longtemps fuie, cette dynamique qui me traîne par la peau du coup vers l’âge adulte. Accompagner mon père dans ses derniers moments, faire un enfant, reprendre des études… Je transmets les clefs de la maison à un jeune couple...
…Les derniers souvenirs de ma mère sont fragmentés et sans parole. Elle m’a peut-être dit quelque chose d’important et ce quelque chose s’est perdu dans les interstices du plancher. Je n’ai rien trouvé lors du déménagement. Les maisons ne parlent pas... »

C’est un cheminement douloureux sans concession que devra suivre Billy dans Les Questions orphelines, à travers son histoire familiale pour être capable de se retrouver, pour se construire, se construire une vie. Un cheminement qui s’incarne dans son rapport à cette maison de famille devenue l’allégorie de sa quête. Une maison, quittée par le père, le mari, et les deux enfants, à la disparition de la mère, demeurée à jamais mystérieuse, un après-midi. Un départ rapide vers Boston pour être désormais « de petits Américains sans passé ». Une maison pourtant que ce père a décidé, quelques années plus tard, de racheter pour y retourner vivre dans un décor et un ameublement à l’identique, et que son fils a fui, dès cette annonce, en partant vivre à Londres. Quand à son jeune frère, il avait fui lui bien avant cette décision du retour.
Une omniprésence de la demeure familiale qui s’affirme encore alors que la fin proche du père, qui a été « placé » dans un centre de soins oblige Billy à revenir dans cette maison.  « …Je suis parti. En fait j’ai fait semblant pendant douze ans revenant auprès de mon père chaque été. Et puis je suis revenu pour de bon. Je suis fidèle. Je suis de ceux qui restent malgré tout… » À revenir et, à travers sa présence dans la maison et dans l’accompagnement, dans ses derniers moments, de ce père qui a perdu la mémoire,  à affronter son être et même son mal-être, construits autour de la disparition de sa mère et de ses rapports avec son père et son frère. Un père et un frère, eux aussi confrontés, chacun à sa manière, à la disparition et à ses causes imaginées, pressenties ou bien réelles. Devoir (re)parcourir son enfance, sa vie, comme celle de ses proches et découvrir l’avant, l’avant lui, source pourtant de ce qui le hante. Répondre, enfin peut-être aux …questions orphelines.

Quatre parties, quatre temps du rapport à la maison comme quatre étapes du cheminement et de la reconstruction forment ce premier roman de Morgan Le Thiec. Quatre parties d’inégales longueurs, le rythme s’accélérant au fur et à mesure que Billy avance. Une première partie, faite de doutes, la plus longue, la plus mentale également. Celle de l’introspection, des questionnements autour de fragments de souvenirs qui affleurent mais qui restent encore sans réponses. Un deuxième partie dans laquelle Billy commence à émerger, à recoller les morceaux autour de souvenirs de l’enfance, de la mère, souvenirs qui deviennent plus concrets. Plus concrets, comme le sont aussi les quelques premiers pas vers une possible nouvelle vie, de nouveaux rapports aux autres, en même temps que le voile commence à se dissiper et que le père vous quitte définitivement. Le temps de l’expérimentation, des rencontres avec d’autres êtres et leurs propres histoires, pour commencer à savoir que l’on doit y voir clair, à entrevoir concrètement comment l’on peut y parvenir. Un troisième temps, celui où les choses se mettent en place, où la vérité émerge, où le père est enterré et les liens physiques à la maison coupés comme une page qui se tourne définitivement. Celui où l’on commence aussi à accepter et comprendre le départ de cette mère mais aussi qu’il y aura toujours une question sans réponse. Celle de ce qu’est devenue cette mère disparue pour enfin intégrer, vivre, sa propre histoire, faite de ce que l’on construit soi-même et des rapports apaisés et assumés à ceux qui nous entourent vivants ou morts. Celle de l’acceptation de ses responsabilités dans sa forme la plus ultime : être père à son tour. Un quatrième et dernier temps, celui de la confirmation, de la consolidation de cette nouvelle naissance à travers soi comme à travers les autres notamment ce frère que l’on retrouve, cet ami qui vous suit et de cette enfant à qui l’on a donné la vie et que l’on accompagne. En fermant aussi la porte des lieux du passé devenus inutiles pour vivre. Un temps, celui où l’on sait et où l’on vit avec cette vérité : « …Je sais que ma mère est partie, je sais qu’elle a souffert, je sais qu’elle a fait ce qu’elle a pu. Mais pourquoi n’a-t-elle pas tenu sa promesse de nous emmener Micky et moi? Pourquoi n’est-elle-pas revenue nous chercher? Ces questions sont des questions d’enfants…. ». Un temps où enfin : « …Je laisse l’embarcation dériver un moment et je contemple longuement cette jeune fille que tu as été. Puis avant de m’en aller je décide de relever notre vieux défi….Je prends mon temps, je cherche l’équilibre. Dans la barque je me redresse enfin très doucement et du haut de mon enfance je te souris, maman. Tu vois j’ai réussi… »

Dans Les Questions orphelines, Morgan Le Thiec revient sur des thèmes qu’elle a déjà explorés dans ses deux précédents ouvrages, des recueils de nouvelles : Survivre au poids des chocs de l’enfance, de ses drames et des décisions prises par les autres mais qui s’imposent à vous; la force des rapports entre les êtres et les liens de l’amitié, de l’amour mais aussi des ruptures qui interviennent, brutales et à partir desquelles il faut se reconstruire… S’il est parfois difficile à une écrivaine d’exceller dans ces deux genres littéraires ce n’est assurément pas le cas de cette auteure. Dans la formule brève de ses nouvelles comme dans ce roman qui offre plus de possibilité de développement, l’histoire qu’elle nous offre est toujours un ensemble cohérent, structuré, abouti, qui sait attirer notre attention et surtout la retenir, nous interpeller. Ici aussi, le parcours de Billy possède sa force en lui-même auquel on s’attache.  Mais il sait aussi évoquer, convoquer en nous nos propres réminiscences de spectateurs trop souvent impuissants devant nos liens familiaux, d’amitiés, puis la perte de nos êtres chers, nos propres ruptures, et nos voyages, enfin mais douloureux, vers la résilience. La force de ce livre est à trouver dans ces parcours, ces destins parallèles celui du héros et le nôtre, mais aussi dans le décodage et la transcription si justes, du rôle si puisant des demeures qui rythment et marquent nos attaches, nos parcours, nos vies. Mais il tient aussi à la force, à la justesse et à la qualité de la langue, de l’écriture : Une langue, une écriture qui, réussissent à être à la fois poétiques et extrêmement concrètes, réalistes, subtiles avec un sens de la formule qui en quelques mots dit tout et qui font de ce roman…un très beau livre.

Morgan Le Thiec © Yohann Rautureau
Morgan Le Thiec © Yohann Rautureau

À propos de l’auteure
D’origine française, Morgan Le Thiec travaille dans le domaine du français langue seconde et vit aujourd’hui avec sa famille dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville de Montréal. Elle a publié deux recueils de nouvelles à la Pleine Lune : Les Petites filles dans leurs papiers de soie et Je n’ai jamais parlé de toi, ici. Les Questions orphelines est son premier roman.

Les Questions orphelines
Morgan Le Thiec
Roman
Collection Plume dirigée par Marie-Madeleine Raoult.
Œuvre de couverture : Canoë sur un lac calme ©Space images/Getty Images
Maquette de la couverture : Julie Larocque
Éditions La Pleine Lune : http://www.pleinelune.qc.ca
ISBN : 978-2-89024-438-2
196 pages
22.954$
Version PDF : ISBN 9782890244399 – 16,99 $
Version ePub : ISBN 9782890244405 – 16,99 $
Parution le 31 mars 2015

© photo: courtoisie
© photo de l’auteure : Yohann Rautureau