Notes très contemporaines pour deux adaptations de Dostoïevski au théâtre Prospero

L’Homme du sous-sol © Alexandra Camara
L’Homme du sous-sol © Alexandra Camara

Le théâtre Prospero propose simultanément dans ses deux salles, petite et grande, deux pièces d’après deux œuvres majeures de Dostoïevski : L’homme du sous-sol et Le Joueur. Pour ces deux adaptations, c’est la note contemporaine qui domine et qui – au-delà de l’intérêt de l’adaptation du génial Dostoïevski –  rend ces deux représentations extrêmement intéressantes.

L’Homme du sous-sol : une performance déstabilisante

Adapter Les Carnets du sous-sol (un texte complexe connu sous différents titres selon sa traduction) n’est pas chose facile.

Comment supporter la vie en société en évitant ses douleurs, ses déceptions, ses tâches insurmontables ? telle est un peu la question que se pose l’homme du sous-sol.  Et puisque le bonheur est un bien hors de portée, il fait le choix d’une vie en solitaire dans la non action, la recherche intellectuelle et ce qu’il croit être l’intelligence. Dans son piteux sous-sol et sa médiocrité, il passe son temps à ruminer et à rationaliser. Les hommes d’action ordinaires sont stupides puisqu’ils agissent sans réfléchir, lui réfléchit sans cesse et il n’agit jamais. Cela le rend méchant et surtout à son égard ; pervers mais sans en jouir d’aucune manière.

Observateur extrêmement lucide et attentif de lui-même, on pourrait dire l’Homme du sous-sol atteint de pathologie d’auto-connaissance. Inerte en toute conscience et horriblement jaloux de ce qu’il n’est pas, il s’observe sans arrêt et ne supporte pas sa condition car il se sait irrécupérable. Si à l’occasion il fait beaucoup de mal à d’autres (une certaine Lisa en particulier qu’il aurait dû plutôt aimer), c’est par contrecoup à lui-même qu’il en fait surtout. S’il est parfaitement lucide de cette situation et ne peut la supporter, il ne sait aussi que s’y enfoncer, et toujours davantage.

Dostoïevski a cherché à éclairer la psychologie souterraine de ses personnages et il y est magistralement parvenu. Le quasi monologue de L’homme du sous-sol adapte le texte très fort de l’écrivain russe et l’utilise dans ce qui est davantage une performance au sens que lui donne l’art contemporain qu’une véritable pièce de théâtre. Dans un décor fait de bric à brac de cordages, de poulies et de figurines de personnages qui peuplent l’imagination et les fantasmes de son esprit déréglé, l’anti-héros de l’Homme du sous-sol, excellemment interprété par Simon Pitaqaj s’agite, se fabrique des objets, en détruit, s’auto flagelle, met en jeu son corps dans des sortes de danses rebelles, interpelle les spectateurs. Son jeu est d’autant plus admirable qu’il se confronte de très près au public et ne se laisse pas démonter par ses remarques ou ses rires. Il intègre l’improvisation. Son petit accent Kosovar fonctionne parfaitement avec les fragments empruntés à l’écrivain russe. Quelques belles chansons albanaises apportent une respiration à l’ensemble totalement tragique, mais qui par ses excès peut aussi donner à sourire voire à rire.

Le Joueur une mise en scène magistrale et dérangeante comme il se doit

Le Joueur © Matthew Fournier
Le Joueur © Matthew Fournier

Le Joueur pose la question du jeu sous diverses dimensions :  jeu du hasard, jeu de la « roulette russe » au casino et jeu de l’amour, mais de manière décadente et malsaine. La mise en scène de Gregory Hlady y ajoute la question du jeu théâtral et de la liberté de l’adaptation d’un roman écrit à la hâte par son auteur en une pièce jouée sur une scène de théâtre. Le défi est relevé de manière magistrale.

Il faut avoir les yeux partout et ne pas être effrayé par les contrastes parfois violents entre musiques et bruits secs pour profiter totalement de la richesse de ce spectacle. Sur l’immense récipient circulaire que constitue le plateau de la roulette de casino où tourne la bille blanche pour décider de la vie et de la mort en s’arrêtant sur l’une de ses 36 cases, les personnages sont eux-mêmes les jouets minuscules de ce monde du tout ou rien où le sexe, la folie et l’alcool coulent à flot.

Une petite communauté de personnages plus ou moins nobles mais forcément ruinés, venus du monde entier, se retrouvent dans la ville imaginaire de Roulettenbourg. L’ambiance snob, artificielle et décadente est celle de ces stations de villégiatures perdues dans une montagne où l’on arrive en wagon lit, que l’on imagine à la fin du XIXe siècle. Personne n’aime personne et tous attendent la mort d’une vieille Babouchka, grand-mère, tante ou juste amie, qui pourrait enfin leur permettre de toucher un héritage et les aiderait à se refaire. Deux personnages se dégagent de l’ensemble. Alex, le narrateur du roman, percepteur sans le sou et amoureux fou de Pauline. Et un autre, ajouté dans la pièce et qui tient tout le spectacle (génialement interprété par Jon Lachlan Stewart), major d’homme en queue de pie ou croupier qui fait penser à la personnification de la mort qui rode dans ce monde des plus malsains.

La mise en scène intègre des procédés très contemporains comme la vidéo sur trois écrans tout en haut de la salle ou sur le sol, la danse avec des chorégraphies très élaborées, parfois acrobatiques et excellemment interprétées, l’improvisation encore, avec toutes sortes de petites surprises en fonction des circonstances. La narration est déconstruite. On perd certains passages car on ne peut pas avoir les yeux ou les oreilles partout. Dans ce huis-clos angoissant et infernal, le spectateur est engagé dans une sorte de mal-être consubstantiel aux personnages qui croient naïvement au miracle qui, bien sûr, ne vient pas…

L’Homme du sous-sol et Le Joueur sont des spectacles très contemporains, intelligents et parfaitement interprétés et mis en scène, sans aucun doute déstabilisants pour le spectateur et on ne peut que s’en réjouir.

L’Homme du sous-sol, d’après Fédor Dostoïevski du 2 au 27 février 2016

Théâtre Prospero, Salle intime

Une coproduction de la compagnie Liria et la Villa, Mais d’ici

Interprétation : Simon Pitaqaj; Travail corporel : Cintia Menga; Regard extérieur : Claude Maurice Baille, Mathilde Bost; Scénographie : Simon Pitaqaj; Éclairages : Flore Marvaux

Le Joueur, d’après Fédor Dostoïevski du 2 au 27 février 2016

Théâtre Prospero, Grande salle

Une production Le groupe de la veillée

Avec : Paul Ahmarani, Peter Batakliev, Alex Bisping, Stéphanie Cardi, Frédéric Lavallée, Danielle Proulx Évelyne Rompré, Jon Lachlan Stewart

Mise en scène et adaptation : Gregory Hlady ; Scénographie, éclairages et costumes : Vladimir Kovalchuk; Assistante aux costumes : Catherine Goerner-Potvin; Son et projection : Nikita U; Chorégraphie et mouvement :  Jon Lachlan Stewart; Visuel : Jean-François Brière

Informations : www.theatreprospero.com/

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