Race au Théâtre Duceppe : La puissance des mots

Race 1Un homme blanc, riche, est accusé d’avoir violé une femme de chambre noire dans un grand hôtel new-yorkais. Cette pièce, écrite par David Mamet en 2009, est-elle une prémonition de ce qui se passera quelques années plus tard dans un Sofitel de la même ville? À moins que ce fait, qui enflamma la planète, ne fut que la chronique d’un événement annoncé dans une Amérique et plus généralement un monde occidental aux classes sociales devenues castes induites. Dans ce contexte, un cabinet d’avocats qui réunit un associé blanc, Jack, un associé afro-américain, Henry, ainsi qu’une assistante afro-américaine, Susan,, est sollicité par l’accusé pour assurer sa défense alors qu’un autre brillant cabinet vient de le refuser. Pourquoi cet homme s’adresse-t-il à eux compte tenu de sa composition? À l’inverse, ce cabinet peut-il et veut-il prendre en charge un tel homme et sur quelle vérité des faits ou la seule capacité de manipuler le jury peut-il s’appuyer pour prendre une telle décision et éventuellement baser un plaidoyer? La discussion, sur cette interrogation comme sur la possibilité d’une ébauche de ligne de défense s’engagent entre les deux avocats Henry, Jack et leur assistante et avec leur client potentiel. Et, peu à peu, la discussion se complexifie tant il est vrai que dès que l’on s’approche des thèmes en cause, sexe, argent, défense de classes et racisme les pistes des principes se brouillent, les lignes de partage se déplacent, fluctuent, mises en mouvement par ses propres vécus, sa perception du monde, mais aussi ses propres zones d’ombres et mensonges personnels ou communautaires et la confrontation à une réalité et des faits qui n’arrivent à pas à s’imposer dans leur véracité. À quel moment d’ailleurs chacun se livre-t-il pour convaincre ou joue-t-il juste l’effet de manche de plaidoirie vis à vis de l’Autre ou, même, de lui-même? Quand est-on soit-même, quand s’assume-t-on, quand se réfugie-t-on dans des stéréotypes ou la rectitude et le confort de l’appartenance à un groupe? Ce refuge peut-il tenir face à la confrontation des points de vue et à la gravité et la profondeur des questionnements qui surviennent? À qui, en dernier ressort, va la fidélité d’un associé et d’une employée? La solidarité du cabinet peut-t-elle résister à cette onde de choc qui remet au premier plan les principes et la vraie nature de chacun?

Race pose les véritables questions qui nous hantent et, à travers nous, hantent tout le monde judiciaire et notamment celui de la défense. Mais ces questions hantent aussi la fidélité dans le travail et plus fondamentalement le mensonge dans les rapports humains, la discrimination entre les sexes et surtout le paradigme racial qui structure encore en profondeur la société américaine au-delà des affirmations de façade.
Peut-on construire une défense sur les seules zones d’ombre des faits bruts au mépris de la recherche de la vérité, parce que la seule raison qui vaille pour l’avocat est de gagner le procès et, au passage, de faire de l’argent même si, pour cela, il faut manipuler le jury, les bornes de la loi et surtout faire abstraction de toute la dimension morale de la cause?
La fidélité à l’employeur ou à l’associé mais aussi au respect du droit du salarié est-elle l’acte d’allégeance suprême dans un contrat de travail ou des principes supérieurs peuvent-il nous libérer de cette fidélité?
Où et quand intervient le mensonge dans la relation à l’Autre, aux normes et lois de la société ou aux événements et où est, dès lors, la place laissée à la confiance?
Qu’est-ce que signifie et induit l’appartenance et la quête d’un groupe, d’une communauté, y compris, dans un renoncement à ce que l’on est et à son libre arbitre?
Le droit des femmes est-il le même que celui des hommes? Le vieux schéma sexiste tant des relations patron homme versus assistante femme que du fardeau de la preuve revenant à la victime de violence sexuelle pour prouver son non-consentement dans une relation prévaut-il toujours?
Peut-on dans l’Amérique d’aujourd’hui aborder une situation, quel qu’elle soit, en dehors de ce schéma de confrontation Blancs-Afros-Américains non seulement entre ces groupes mais aussi à l’intérieur de chacun d’eux et quel avenir pour cette société hantée, structurée, déterminée par un passé qu’elle ne parvient pas dépasser et qui semble toujours devoir triompher?

race 2Une telle ampleur et complexité de questionnements aurait pu se traduire par une pièce lourde et démonstrative aux thématiques juxtaposées ou « empilées ». Au contraire, le texte percutant de David Mamet, brillamment traduit par Maryse Warda, apporte la vivacité, et la cohérence par la dynamique des dialogues et l’interaction des personnages. Aucune déclamation mais des échanges nourris dans une joute verbale argumentaire, rythmée et même rythmique sans temps mort ni hiatus parfaitement portée par les protagonistes. Un texte très bien construit, très bien écrit où les déclarations de principes sont confrontées au réalisme des vécus personnels et collectifs.
Cette nouvelle mise en scène de Martine Beaulne chez Duceppe, sobre et même dépouillée en même temps que nerveuse, met parfaitement en valeur cette pièce à texte. Un parti pris que les acteurs, Benoît Gouin (Jack Lawson), Frédéric Pierre (Henry Brown) et Myriam De Verger (Susan) incarnent avec persuasion et extrême crédibilité maniant avec brio les différents registres que l’auteur a su mettre au service de son intrique et de sa réflexion : conviction, humour, art de la séduction, force et rigueur du raisonnement posé, mais aussi emportements, manipulation dissimulation et même, parfois, intimidation. On peut toutefois juste peut-être un peu regretter que le jeu ou le texte confié à Henri Chassé pour Charles Strickland, l’accusé, soit finalement plutôt passif. Le personnage de ce fait ne laisse pas plus la place à cette morgue et confiance en soi et de son bon droit d’homme blanc et riche qu’un tel personnage incarne trop souvent dans la vraie vie, qu’au débat intérieur de culpabilité ou de doute qui pourrait conduire à des décisions et actes qu’il pose ou souhaite poser tout au long du drame qui se joue. C’est peut-être aussi ce qui nous donne l’impression que le dénouement relève du procédé dramaturgique du Deus ex machina avec un sentiment, un peu comme souvent dans ce cas là, d’artificiel et de logique interrompue et inachevée. Pareillement on regrette aussi que le costume choisi pour Jack crée une distorsion en l’éloignant de l’image du grand cabinet new-yorkais auquel un tel accusé s’adresserait naturellement pour plutôt l’identifier à celle de l’avocat et d’un cabinet de moindre envergure.

Cette pièce s’inscrit pleinement dans l’œuvre de son auteur David Mamet auquel on doit aussi Des hommes d’influence, Séquences et conséquences, Engrenages… Des créations qui elles aussi nous interrogent sur les pouvoirs, les manipulations, le poids des déterminismes ou des enchaînements inéluctables dans les sociétés. Elle appartient aussi à la prestigieuse lignée des œuvres américaines qui auscultent le système judiciaire de ce pays comme un miroir de la société américaine elle-même mais aussi sûrement de la nôtre, à l’image de Douze hommes en colère, de Philadelphia ou de Le verdict de, déjà, David Mamet.

Une pièce à voir absolument!

Race
David Mamet
mise en scène de Martine Beaulne
Traduction de Maryse Warda

Distribution des rôles
Benoît Gouin : Jack Lawson
Frédéric Pierre : Henry Brown
Henri Chassé : Charles Strickland
Myriam De Verger : Susan

Décor : Richard Lacroix
Costumes : Daniel Fortin
Éclairages : Guy Simard
Musique : Ludovic Bonnier
Accessoires : Normand Blais
Assistance et direction de plateau : Guillaume Cyr

Une production du Théâtre Duceppe
Directeur Michel Dumont,
Partenaires : Montréal en Lumière, le Mois de l’Histoire des Noirs, La Fondation Cole, Bell et RBC Banque royale

Théâtre Duceppe
Place des Arts
Du 17 février au 26 mars 2016
1h30 sans entracte

Tarifs individuels de 51.20$ à 31.43$

175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec)
H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com

© photo: Caroline Laberge