Bills Bills Bills, Ta vie d’adulte, ou le difficile passage de la trentaine

Les Désaxées en spectacle © photo: Simone Barletta
Les Désaxées en spectacle © photo: Simone Barletta

La nouvelle troupe de théâtre Les Désaxées se produisait dans leur première création, la lecture publique Bills Bills Bills Ta vie d’adulte, cette fin de semaine dans la salle La Cenne. Pour ce lancement, la jeune troupe ne s’est pas donné la tâche facile. En effet, la lecture publique est probablement parmi les plus difficiles de l’art théâtral même si elle renvoie au cœur même du travail et de la création de l’acteur, car elle impose de restituer le texte de l’auteur sans aucun autre support ou artifice que celui de la voix. C’est pourquoi, même les plus grands acteurs hésitent parfois à s’y risquer. En effet, « …Comment retrouver l’impulsion originelle de l’auteur – ce que Nietzsche appelle « l’impulsion de l’imprimé » ? Comment éviter que l’oralité ne détruise « les harmonies premières » d’un texte – ça, c’est une formule de Paul Valéry ? L’acteur ne doit pas lire l’imprimé, il doit retrouver la force de celui qui l’a écrit... », rappelait récemment Fabrice Luchini dans une interview au journal français Télérama.

Les textes lus dans Bills Bills Bills Ta vie d’adulte, se concentraient autour de la thématique principale du passage dans la vie adulte de jeunes femmes « trentenaires » au pied du mur du temps qui tourne. Celles-ci sont confrontées de plein fouet à ce que les sociologues qualifient désormais pour nos sociétés occidentales de la crise du quart de vie. Celle où l’on n’a guère plus d’autre choix que celui de « s’insérer dans la vie d’adulte » comme on dit parce que le poids de la société vous y pousse mais aussi parce que vos aspirations elles aussi vous y poussent dans un mouvement complexe d’attraction/répulsion. Mais, comme le démontrent si justement les textes écrits par les deux jeunes auteures Geneviève de l’Étoile et Lydia Roy-Simard en collaboration avec les trois actrices sur scène, ce passage est douloureux. Parce qu’il faut faire le deuil de ses rêves de la vie idéale sublimée et les confronter à une réalité qui ne vous fait pas que des cadeaux et pour laquelle, à force de repousser l’échéance, on ne s’est pas toujours bien préparé. Autant le dire, le portrait pour ces aspirantes « adultes» tant de leurs vécus que de leurs avenirs perçus est sombre, très sombre. Que de désillusions, que d’échecs, que d’amertume face et dans leurs vies professionnelles, amoureuses, familiales relationnelles!!! On cherche en vain une lueur d’espoir, d’optimisme. Un idéal, un projet qui ne serait pas déjà recouvert du cynisme des échecs vécus ou pressentis. Comment également ne pas être frappés par le fait que ces projets de vie de la vingtaine, qui tournent aux ratages successifs, sont tous concentrés sur le mythe ou le culte de la réussite individuelle répondant en cela à ce que notre société individualiste survalorise. Où sont les projets collectifs? Finalement à quoi rêvaient ces jeunes adultes? À faire leur entrée dans la vie adulte autour d’un projet classique, vieux comme le monde mais humain tellement humain et sur lequel en fait est fondé toute société : Trouver un travail épanouissant, vous permettant de vivre décemment, trouver l’amour et fonder un projet de vie à deux tout en continuant de pouvoir compter sur ces amis. Bref trouver et faire sa place dans la société et, si possible, y apporter ainsi sa contribution. Et, à l’aube de la trentaine, le constat amer est qu’elles sont bien loin de cela. A qui la faute? À elles, sûrement, qui à force de vouloir faire correspondre rêve et réalité n’ont peut-être pas toujours fait à temps les compromis indispensables à la réalisation concrète de ces mêmes rêves. Mais tout aussi sûrement à une société qui ne leur a pas laissé la place de construire la leur. À des générations précédentes qui sont plus soucieuses de garder leur place et de ne rien lâcher que de leur ouvrir ne serait-ce qu’un petit peu la société. À un monde en bouleversement qui va de crise en crise, politique, économique, culturelle…offrant bien peu de possibilités de projets d’avenir à construire qu’il soit individuel ou collectif. Le plus angoissant, peut-être, étant qu’on ne voit guère de révolte de la part de ces jeunes adultes mais plutôt du subi de l’échec totalement intériorisé. Heureusement il reste l’humour. Bills Bills Bills ta vie d’adulte est en soi un succès par l’écriture, le choix et la sélection des textes. Des textes bien écrits, bien construits et qui sonnent particulièrement juste pour qui côtoient ou vivent la génération de ces jeunes trentenaires de la génération Z qui nous entourent.

Mais des textes aussi bien rendus, lus au sens le plus noble du terme par les trois actrices, Audrey Lavigne, Sarah Keita et Robine Kaseka qui savent s’affranchir de la simple lecture mot à mot pour jouer pleinement. Ainsi, le ton et l’intonation, mais aussi la gestuelle sont justes et maîtrisés même si parfois on peut regretter de la part des auteures le recours à une «parlure québécoise», de niveau un peu trop familier et systématique même si contemporain, et de plus, souvent surlignée par un accent « québécois de souche » amplifié et omniprésent de la part des actrices. Un accent qui, parfois, de ce fait et dans ce contexte, frise le caricatural mais qui, heureusement, ne résiste pas à l’avancée dans les textes. Les actrices reprennent ainsi peu à peu un accent qui leur est visiblement plus naturel comme il est plus en phase avec la vie réelle qu’illustrent visiblement ces personnages de jeunes femmes, urbaines, montréalaises, issues de toutes origines ethniques et d’un groupe socio-culturel correspondant au cadre moyen ou supérieur. Un retour au naturel qui donne de ce fait une portée bien plus forte aux textes et à leurs problématiques.

Bills Bills Bills ta vie d’adulte nous a fait découvrir, une jeune troupe, Les Désaxées, qui, si on lui en laisse le temps et l’espace, pourrait bien avoir un bel avenir. La création d’une nouvelle troupe qui est, en elle-même, la lueur d’espoir qui fait mentir des textes dans lesquels, peut-être, les trois actrices se sont un peu (beaucoup?) identifiées. Car, finalement, quel meilleur acte de foi dans la vie et l’avenir que des actrices qui ont déjà des parcours bien construits, qui commencent à être identifiées par le milieu et qui osent se lancer dans un tel projet, réussissent à le construire et à le faire exister. Trois jeunes femmes qui représentent aussi, par leurs origines à l’évidence multiculturelles, leur capacité à se réunir, se motiver autour d’un projet collectif et faire se joindre des parcours de vie différents, un vivre ensemble prometteur.

Un vivre ensemble, que la troupe de danse invitée en première partie « Savage Queens » reprend et illustre elle aussi tant par une danse contemporaine notamment urbaine qui accepte et marie habilement et de façon très convaincante et construite tous les styles, écoles, d’aujourd’hui que par la thématique de sa performance « Anima Fissa ». « Savage Queens » c’est quatre danseuses, Taylor « Tales » Yeung, Krystina « Mystique » Dejean, Maria « Miss Bonita » Munera et Fanny «  Blue Velvet » Ourse, aux histoires venues des quatre coins du monde avant de se rencontrer fortuitement à Montréal et que leur amour de la danse de rue va réunir au-delà de leurs parcours personnels et de danse différents. De leur réunion, dans un premier temps autour d’une entraide réciproque, va peut à peu naître un projet artistique commun qui met en lumière aussi bien dans sa construction que dans l’exercice de leur art combien ces styles et parcours s’harmonisent dans la danse en style libre. Anima Fissa vise à déconstruire cette synergie pour mieux comprendre et nous faire comprendre, d’où elle vient, comment elle s’est bâtie et surtout d’où elle tire sa force. Une force indéniable qui nous fascine et nous tient les yeux rivés sur ces quatre danseuses qui, déjà, au titre de leur troupe ou de leurs parcours plus personnels, se font un nom. La troupe possède déjà une forte cohérence et cohésion même si les prestations de Maria « Miss Bonita » Munera et de Taylor « Tales » Yeung marquent la performance par leur présence sur scène et une maîtrise du geste plus aboutie.

Bills Bills Bills Ta vie d’adulte,
lecture publique par la troupe Les Désaxées : https://www.facebook.com/lesdesaxees/?fref=ts
Actrices : Audrey Lavigne, Sarah Keita, Robine Kaseta
Auteures : Audrey Lavigne, Sarah Keita, et Robine Kaseka, Geneviève de l’Étoile et Lydia Roy-Simard
Anima Fissa
performance de danse par la troupe : Savage Queens https://www.facebook.com/thesavagequeens/?fref=ts
Danseuses : Taylor « Tales » Yeung, Krystina « Mystique » Dejean, Maria « Miss Bonita » Munera , Fanny «  Blue Velvet » Ourse,
la Cenne http://www.lacenne.com/
7755 Boulevard ST Laurent, Montréal
Du 19 au 21 août

© photo: Simone Barletta