Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie, le premier roman très réussi de Sévryna Lupien

Sévryna Lupien Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie © courtoisie
Sévryna Lupien Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie © courtoisie

Quand Auguste réussit à trouver le courage de s’enfuir de l’orphelinat où il vit depuis sa naissance le monde « a-rééel » dans lequel il vit s’effondre mais il n’en éprouve pas vraiment de regret. C’est que ce monde qu’il s’est construit dans cet univers clos de la communauté de sœurs qui le dirige, est simpliste, peu valorisant et même destructeur. Un monde au vocabulaire et connaissances pauvres, dicté par la norme et la discipline omniprésentes d’une morale dénuée de toute tendresse et d’une dévotion annihilantes. Un univers à peine contrebalancé quelques années par les images fugaces mais biaisées du monde et les mots savants mais réinterprétés à l’aune de ses propres connaissances que lui a apportées Gustave qui demeure dans cet orphelinat après être passé par les camps de la mort de la Seconde Guerre mondiale. Gustave, son seul ami et qui pourtant du jour au lendemain disparait sans plus jamais donner de nouvelles ou que l’on veuille lui dire ce qu’il est devenu. Dans un tel univers l’image qu’Auguste s’est façonné de lui, son estime de soi n’est évidement pas très haute mais cependant il croit en lui-même, une confiance donnée par Gustave : « …Voila c’est dit, alors je ne vous dirai plus que je m’appelle Victor et j’apprécierais que vous m’appeliez Auguste par respect pour mon obstination. Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie mais je suis certainement de ceux qui ont une grande imagination et ça ça compte beaucoup plus pour moi… ».

Ce sont cette imagination, ces fragments de connaissance transmis par Gustave et les lectures volées à la surveillance des sœurs qui vont lui donner le courage de voir ce qu’il y a derrière le mur de l’orphelinat : «…Voilà donc où je me situais entre une bande de sœurs qui étaient passées à côté de tout pour rien et un troupeau de petits enfants seuls qui croyaient tout avoir parce qu’ils n’avaient jamais rien eu. Moi Auguste le Grand je ne pouvais plus tolérer ni les uns ni les autres et sans Gustave pour me faire rire je n’avais plus aucune raison de rester à l’orphelinat … Ainsi j’ai choisi d’être et ce, peu importe ce qui m’attendait derrière les portes de l’orphelinat Sainte-Marie-des-Cieux… Avec ou sans Gustave j’allais partir vers une existence plus prometteuse…». Dès lors, Auguste va découvrir le monde derrière le mur dans un voyage initiatique. Par ses yeux d’enfant ou plutôt d’innocent Auguste redessine ce qui l’entoure, au fur et à mesure de son parcours autant physique que mental. Il donne ainsi sa propre logique, son bon sens, ses relations entre les mots et les choses, ses présupposés au monde qui peu à peu se révèle à lui, créant un univers sous l’ombre tutélaire de Gustave dans lequel la force de l’amitié, la candeur, la poésie lui tiennent lieu de force pour survivre et même vivre. C’est ainsi qu’Auguste fait la connaissance de Georges puis de Marie, sans-abri, avec lesquels peu à peu il va se constituer une famille puis une existence et enfin se construire, leur construire, un avenir possible et faire renaître leur humanité, leur dignité : « …Moi, Auguste le Grand, je suis officiellement devenu un sans-abri aventurier et mangeur de croissants de la grande ville de New-York avec mon nouvel ami Georges… Georges habitait la troisième boite près de l’échelle suspendue. Je le lui ai fait remarquer et il a bien ri. Maintenant nous avons une adresse qu’il a dit et j’ai ri aussi. Il était confortablement installé mon nouvel ami avec plusieurs couvertures au fond d’une immense boite en carton brun recouverte de matériaux étranges. C’était très joli on aurait dit les abris des tribus africaines dans le livre que sœur Clémence m’avait confisqué. Pendant qu’on mangeait Georges m’a expliqué que, chaque jour, il avait droit à un repas grâce à des organismes que ça s’appelle. Ça veut dire que des gens se regroupent pour en aider d’autres. Ça m’a donné une idée : Georges et moi on allait devenir un organisme pour s’aider… On est rapidement devenus riches grâce à notre organisme et on a décidé de s’acheter trois croissants chaque soir après le travail. Un pour moi, un pour Georges, un pour Marie parce qu’un organisme ça sert à aider…Grâce aux potions de marie je me suis remis de ma grippe. Georges et moi on a alors décidé de l’inclure dans notre organisme de façon officielle. Elle serait responsable des finances pour que Georges puisse se concentrer sur son rôle de communicateur externe, moi je continuerai de cirer…». Et c’est ainsi, grâce au démarrage et au développement d’une petite « entreprise de cireur de chaussures dans les parcs », et par cette force de l’entraide que l’impensable va se produire jusqu’à faire se côtoyer pour mieux se rejoindre le monde des exclus, des sans-abris et celui des «résidents» installés banquiers, petits commerçants, retraitée…créant une nouvelle harmonie de vie.

Sévryna Lupien ©  Michel Paquet
Sévryna Lupien © Michel Paquet

Ne cherchez pas, heureusement, une histoire mièvre à l’eau de rose et happy end dans ce roman qui est plutôt un conte philosophique dans lequel les spiritualités dialoguent. Un conte servi par une écriture belle, imagée, poétique et qui nous renvoie sans cesse à la richesse des mots et de leurs sens multiples propres ou imagés qui dessinent ainsi l’univers d’Auguste et, ne nous y trompons pas, en fait, aussi le nôtre : « …J’ai appris que nous avions tous un arbre généalogique. Cela veut dire que toute notre parenté se retrouve dans les branches de l’arbre. C’est étrange je pensais qu’il fallait dire qu’on avait des racines, pas des branches. …Georges, il venait d’Irlande. C’est à cause de la grande famine que des centaines de milliers d’Irlandais se sont réfugiés aux États-Unis…Cela voulait dire qu’il avait beaucoup de branches, Georges, et qu’elles avaient même voyagé par bateau pour aller pousser ailleurs. J’ai compris pourquoi on avait des branches et pas des racines : C’est parce que cela facilite l’émigration. Il m’a parlé de sa famille et de ses ancêtres comme Gustave le faisait. Moi j’aime beaucoup quand les gens me racontent leurs origines, ça me permet de m’inventer des branches généalogiques drôlement variées… ». Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie  dans son récit comme dans son écriture nous rappelle à la fois Le Petit Prince et Forest Gump. Il est aussi un roman riche et fort de son parcours narratif dont la chute finale rompt avec un récit linéaire convenu. Toutes nos certitudes nées du cheminement d’Auguste auquel l’auteure nous a convié sont remises en question. Et il nous appartient de dénouer, seuls, les fils devenus possibles multiples de cet itinéraire qui nous interpelle de ce fait encore un peu plus.
Un roman sensible, poétique, brillant, attachant.

À propos de l’auteure
Sévryna Lupien est détentrice d’une maîtrise et d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques. Elle est formatrice en arts, et ses œuvres ont été exhibées dans de nombreuses expositions solos et collectives. Elle est également libraire à la Coopsco Sainte-Foy, à Québec. Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie est son premier roman.

Je ne suis pas de ceux qui ont un grand génie
Sévryna Lupien
Roman
Couverture, mise en page Clémence Beaudoin
Éditions Stanké : http://www.editions-stanke.com
Groupe Librex, Québécor Média
Version papier : 184 pages
22,95$. ISBN : 978-2-7604-1190-6
Version électronique ; 16,99$. ISBN : 978 2 7604 1193 7
© photo: courtoisie
© photo de l’auteur : Michel Paquet