A l’Est sur Ontario, on entre dans la salle principale du Théâtre Prospero comme on pénétrerait sous la tente d’un mariage aménagé pour recevoir ses invités et les asseoir autour de tables rondes en attendant les mariés.
Apparaît Lui, qui monte sur la petite scène installée à une extrémité de la tente, le premier.
Dès lors, la musique de dance floor assourdit nos tympans et nos rétines sont aveuglées par les lumières stroboscopiques et colorées.
C’est au beau milieu de cette ambiance de boîte d’oubli pour vendredis de travailleurs vannés que Lui se met à parler.
Elle monte sur scène à son tour ; s’installe sans temps mort un duo en discours.
Elle & Lui se répétant, se répondant, se reprenant, se rentrant dedans… Elle & Lui suivant la trame d’une satire sociale tournant autour de dix compositions, dix contre-commandements prenant à rebours la quête perpétuelle de sens qui brime l’actualité contemporaine de notre XXIème siècle asphyxié en manque de vivre et d’authentique Oxygène.
S’éparpillant dans les recoins verbeux de dualités paradoxales, les histoires racontées passent par les multiples contradictions d’une partition musicale slamant sur les mots pour épingler pêle-mêle amnésie et conscience morale, amour impuissant et coups de pelle, Jérusalem et perles fondamentales, rhum moscovite et Djihad gratte-ciel.
Les corps parlent eux aussi, Elle & Lui communiquant par l’intermédiaire d’une « chorégraphie minimaliste » toute en signaux codés se prêtant par la suite à être détournés et se superposant à la parole pour apporter un supplément de clarté à la complexité des récits entrecroisés.
« Et toi, c’est quoi ton Oxygène ? »
Répondant à l’invitation de La Veillée, Christian Lapointe s’est dit « emballé » à l’idée de proposer sa vision d’Oxygène (Kislorod) d’Ivan Viripaev, qui rejoint quelques-unes de ses propres obsessions et dont l’adaptation l’a « libéré » sur plusieurs aspects.
Succès international, l’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire russe créée en 2003 a notamment fait l’objet d’une version française en 2004 et d’un long-métrage réalisé par Ivan Viripaev lui-même en 2008.
Délivré du travail de production assuré par l’équipe de La Veillée, qui lui a accordé les pleins pouvoirs, Christian Lapointe s’est mis au travail un an durant sur cette pièce « plurielle et à la sémantique vaste » qui s’intéresse au sens, au sens du sens et à la nécessité d’apprendre à vivre sans.
Artiste pluridisciplinaire lui aussi, le cofondateur du collectif CINAPS a fait appel à son sens de l’interdisciplinarité des arts afin de créer un spectacle oscillant entre musique, parole performative et théâtre, lequel se présente en rapport direct avec le public installé au sein d’un espace visuel et sonore « qui provient directement d’une culture populaire » et qui « sert à créer un contexte donnant de la perspective au texte. »
Vêtus respectivement d’un smoking et d’une robe de mariée, Eric Robidoux et Eve Pressault évoquent en ce sens une temporalité qui se veut une « indication plastique » sans que les acteurs y restent ancrés, l’essentiel résidant dans l’universalité de ce qui est dit par Elle & Lui.
Ce qui est dit est dur à suivre, l’attention se voyant sans cesse ensevelie sous l’amas de mots qui se dévident les uns sur les autres sans discontinuer.
C’est vendredi soir et on en ressort vanné, sûrement moins qu’Eric Robidoux et Eve Pressault néanmoins, qui ne ménagent pas leur énergie pour nous donner le tournis.
Si on n’a ni tout retenu ni tout compris, on repart pourtant avec à l’esprit des morceaux d’idées qu’on rassemblera plus tard volontiers, construisant nous-mêmes un sens, notre propre sens à ce qui nous a été montré.
Oxygène vaut à coup sûr le détour ; on est heureux d’y avoir assisté, et même, quelque part entre Eux sur scène et Nous attablés, d’y avoir un peu participé.
Du 19 novembre au 14 décembre.
Distribution : Eric Robidoux, Eve Pressault
Traduction : Elisa Gravelot, Tania Moguilevskaia, Gilles Morel
Mise en scène : Christian Lapointe
Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto
Scénographie et costumes : Geneviève Lizotte
Eclairages : Martin Sirois
Musique : Christian Lapointe
Crédits photographiques : Matthew Fournier