Un été à Provincetown, le récit poignant et sans concession d’une famille vietnamienne devenue réfugiée

Un été à Provincetown ©  courtoisie
Un été à Provincetown © courtoisie

Le jour de l’anniversaire de la mort du Sida de son cousin Daniel, presque son frère, vingt-huit ans auparavant dans un hôpital montréalais est, pour Caroline, le déclencheur, le catalyseur d’une réminiscence de son histoire familiale presque une catharsis. Peu à peu, elle retisse un à un, par les parcours et l’évocation de chacun des membres de sa famille, les fils d’une histoire qui appartient aux épopées tragiques de notre monde moderne. C’est que Caroline est membre d’une de ces familles vietnamiennes qui, en quelques vingt-cinq ans, ont vu leur univers basculer avant de s’effondrer définitivement. Ils ont fait alors partie de la longue cohorte des réfugiés que les guerres coloniales puis la Guerre Froide ont jetée sur les routes ou les mers. Une longue et douloureuse errance après les drames qui ont précédé les départs avant de pouvoir retrouver un port d’attache et se reconstruire dans un autre pays, une autre culture tout en essayant de conserver et de transmettre aux nouvelles générations des pans de celle d’avant, celle qui les a faits. « …Avec le décès de Daniel et celui de grand-mère, il n’y aura plus d’histoires à raconter. Le silence empêchera la prochaine génération de connaître la sienne. En Amérique du Nord mes enfants mènent une vie plutôt normale. Ils suivent les drames des vedettes des émissions de télé-réalité. Ils passent des heures sur Facebook, photoshoppent ce qui leur arrive tous les jours. Dans leur quête d’identité ils se googlent. Mais les identités ne se trouvent pas sur Internet. Elles se trouvent dans les mots transmis d’une génération à une autre. Les récits familiaux tout à la fois fascinants et dérangeants hurlent pour se faire entendre. …C’est pour eux que je la raconte, pour les enfants de la prochaine génération… ». Une histoire avec laquelle chacun compose. Et si l’auteure a besoin elle de dire, tous, on s’en doute, n’ont pas la même réaction, pour continuer à vivre. Et c’est aussi cela que nous raconte de façon si convaincante Un été à Provincetown. Certains chassent ce passé si lourd de leur mémoire : « …Vers le milieu des années quatre-vingt ma mère s’était dépouillée des derniers vestiges de son ancien moi vietnamien. Elle avait à présent dans sa nouvelle vie la chance de connaître l’amour, la réussite et d’être en bonne santé. Rien ne la ramènerait à ces horribles années passées au Vietnam… ». Pour d’autres, il s’agit d’une malédiction avec laquelle il faut composer en se référant à ses traditions. Une malédiction dont le Sida qui emporta Daniel n’est plus que l’une des ultimes manifestations qu’il faut là aussi affronter mais sans pouvoir cette fois-ci se raccrocher aux traditions ou à son histoire individuelle, familiale ou même nationale pour lui donner sinon un sens du moins la supporter : « …Oncle Chinh employait un langage codé. Hémorroïdes remplaçait à la fois l’homosexualité et la maladie honteuse (à ses yeux) qui y était associée. Oncle Chinh connaissait notre malédiction familiale. Nous avions enduré trop de choses pour n’en rejeter la faute que sur le seul hasard : Mon oncle Tan devant un peloton d’exécution français à Hanoï, la dépendance à l’opium de mon grand-père, la perte de la fortune familiale lors de la partition du Vietnam, ma mère dans le rôle de la concubine de son cousin au troisième degré, la meurtrière guerre du Vietnam qui tua tant de nos amis, la saga des boat people; ces malédictions étaient vietnamiennes et oncle Chinh s’était débrouillé pour les digérer. Mais l’homosexualité et le sida? Ces malédictions étaient occidentales et il était incapable de les comprendre… »

Dans ce roman, la grande Histoire côtoie l’histoire intime d’une famille, ses joies, ses drames mais aussi, comme dans toutes les familles, ses secrets qui décidèrent non seulement de la chronique familiale mais même la vie de certains de ses membres. Un été à Provincetown aurait pu être un roman autobiographique de plus sur cette deuxième moitié du 20ème siècle bien plus tourmentée que la victoire sur le nazisme ne le laissait espérer même si elle en portait, pour une grande part, les germes. Il possède au contraire une véritable originalité. Par son point de vue tout d’abord. L’invitation de l’auteure à connaître ce parcours de vie devient pour nous une véritable convocation à lire une autre vérité que celle que nous entendons si souvent. En effet, comme ses enfants, notre monde a eu envie d’oublier ou plutôt de s’approprier une autre histoire, celle des gagnants. Or c’est une toute autre version que ce splendide livre de Caroline Vu, nous raconte, à travers son histoire personnelle. Une version rarement écrite, rarement lue. Ainsi, alors que les députés français osaient encore voter en 2005 une loi « mémorielle » dont l’article 1 affirmait « … La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. ..» et à l’article 4 alinéa 2 instaurait que «.. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit… » (alinéa finalement abrogé en 2006 après le tollé qu’il avait provoqué notamment auprès des historiens ), Caroline Vu nous raconte autrement ce Vietnam de la colonisation française, cette Indochine comme les Français l’appelaient et l’appellent encore parfois. Elle dresse un portrait sans concession : « …L’ampleur de l’impérialisme français était considérable. Il amenait les hommes à s’éprendre de l’idéal de liberté, égalité, fraternité, tout en leur occultant l’injustice du colonialisme. Mon grand-père ne voyait pas la contradiction. Comme tant d’autres colonisés, il s’était lavé lui-même le cerveau jusqu’au point d’aimer sans réserve un pays qui n’était pas le sien; et du même coup d’oublier ses devoirs envers sa propre patrie… ». Mais la France n’est pas la seule à être placée devant la réalité de ses actions. Le gouvernement corrompu de la partie Sud-vietnamienne d’après la partition, puis les États-Unis et leur guerre de « libération » dans laquelle tous les Vietnamiens y compris ceux de la partie Sud « protégés par les soldat US » ont eu tellement à souffrir dans leur vie quotidienne comme dans leurs chairs et pas seulement du seul fait de l’action de l’armée nord-vietnamienne et de leurs partisans, l’accueil plutôt « frais » réservé aux boat-people à leurs arrivées bien loin du roman lénifiant que l’on nous raconte un peu trop souvent aujourd’hui, peuplent, nourrissent les pages de ce roman dans lequel l’auteure se raconte elle et sa famille. Mais ce livre est aussi original par sa construction. Alors que plusieurs romans autobiographiques suivent un schéma chronologique, l’auteure a choisi de nous raconter cette saga à partir du pivot central de la mort de Daniel et des réactions de chacun des membres de sa famille face à  sa maladie, ses derniers jours puis sa mort. Peu à peu, en les convoquant un à un dans sa mémoire, elle dresse dans chaque chapitre le portrait de l’un d’entre eux, faisant ainsi dialoguer croquis des personnalités, récits des vies et des pans de l’histoire familiale comme nationale que chacun incarne ou illustre. À travers ce kaléidoscope devenu cheminement, l’histoire se construit peu à peu et trouve sa cohérence.

Un été à Provincetown est un très beau livre, original, tendre mais aussi implacable sur les turpitudes de l’Histoire et de ceux qui en décident. Il est servi par une langue vivante qui sait utiliser celle de tous les jours dans ce qu’elle a de naturel, de fraîcheur, d’humour et ainsi la magnifier. On est heureusement loin de la mode qui sévit parfois d’un recours outrancier à un langage voulu comme «  de tout le monde » mais qui n’est souvent autant plaqué que lourd et artificiel. Un livre qu’il est important de lire alors que malheureusement des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont à leur tour des réfugiés et qu’à nouveau on écrit à leur place leur histoire, celle de l’impact destructeur de décisions de puissances et de responsables politiques sur leurs pays, leurs vies et leur devenir et face auxquelles ils ne sont que les victimes impuissantes.

Caroline Vu © Marc-Antoine Zouéki
Caroline Vu © Marc-Antoine Zouéki

À propos de l’auteure
Caroline Vu est née à Dalat en pleine guerre du Vietnam. Elle a quitté son pays natal à l’âge de 11 ans pour les États-Unis d’abord, et ensuite pour le Canada. À Montréal, elle a obtenu un diplôme en philosophie politique de l’Université McGill. Elle a complété des études en psychologie à l’Université Concordia et en médecine à l’Université de Montréal. Après des séjours prolongés en Amérique latine et en Europe, Caroline est revenue à Montréal où elle vit avec ses deux filles. Elle travaille actuellement comme médecin de famille dans un CLSC. Elle a été pigiste pour The Medical Post, The Tico Times et The Toronto Star. Un été à Provincetown est son deuxième roman. Le premier, Palawan Story, paru en 2014, a été finaliste au Concordia University First Book Prize. Pour ce même titre, Caroline Vu obtenait en juin 2016 le prix Fred Kerner de la Canadian Authors Association.

 

Un été à Provincetown
Caroline Vu
Roman
Titre original : That summer in Provincetown publié par Guernica Editions Toronto
Traduit de l’anglais par Ivan Steenhout
Collection «Plume» dirigée par Marie-Madeleine Raoult
Mise en page : André Leclerc
Couverture : Julie Larocque
Éditions Pleine Lune : http://www.pleinelune.qc.ca
188 pages

Version papier : ISBN 9782890244658 – 21,95 $
Version PDF : ISBN 9782890244665 – 14,99 $
Version ePub : ISBN 9782890244672 – 14,99 $
© photo de l’auteur et de la quatrième de couverture: Marc-Antoine Zouéki
© photo : courtoisie