Lucrèce Borgia : Denis Podalydès met en scène le travestissement du monstre-mère de Victor Hugo

Guillaume Gallienne
Guillaume Gallienne

Acteur, metteur en scène mais aussi sociétaire à la Comédie-Française, Denis Podalydès signe avec Lucrèce Borgia sa troisième mise en scène sous la coupole du premier théâtre de France. 

« Encore un mot… »

A travers Lucrèce Borgia, Victor Hugo travestit la réalité historique pour l’adapter à son art de la compassion, le mettant pour cette occasion au service d’une humanité monstrueuse, criminelle et incestueuse qui s’épuise sur la voie de la rédemption pour être sans cesse ramenée à son statut et à son nom.

Borgia.
N’étant pourtant « pas née pour faire le mal », Lucrèce vit défigurée par les odieux faits d’armes de sa famille à la folie pourpre et or qui l’a dès sa naissance frappée à mort.

Parfaite incarnation du Théâtre de la cruauté, Lucrèce souffre le martyre sous son masque de fille de pape damné et fait face, orpheline, aux affronts de sa ville de Ferrare, toute à son désir profond de métamorphoser son nom, par trop familier de l’infâme, afin d’offrir à l’épée vertueuse de son fils son sein démasqué enfin par un dernier souffle de vérité.

Car le monstre est mère et c’est en mourant de la main-même de son amour maternel que Lucrèce trouvera le salut de son humanité en parvenant, au terme ultime de sa fatalité, à faire pleurer l’oeil cruel car accusateur de la société.

Cette tension constante entre la dimension dramatique du monstre-mère et celle mythique de la sainteté et de l’enfer, Denis Podalydès la met en scène en osant suivre la voix « entièrement saturée de rêves » de Victor Hugo et en s’abandonnant par-là à faire vibrer son verbe au son d’une théâtralité dont le lyrisme pétri d’ampleur est soutenu par une scénographie au traitement cinématographique d’inspiration vitezienne.

Suliane Brahim, Guillaume Gallienne
Suliane Brahim, Guillaume Gallienne

En se confondant avec Lucrèce, Guillaume Gallienne renvoie à travers son travestissement celui d’une femme enfermée dans une fautive apparence dont elle ne se défait qu’à la faveur du feu miraculeux de l’acteur, lequel en parvenant à faire entrer dans le pardon divin la flamme d’humanité du spectateur, délivre enfin la fille, la sœur de leur fatum familial pour enfanter la pureté mourante d’un corps à la fin métamorphosé en âme de mère martyrisée.

La personnalité équivoque de Lucrèce se poursuivant comme par hérédité en la personne de Gennaro, aventurier de vingt ans rêvant de répondre aux missives de sa mère idéalisée par une « épée nette » et innocente de l’inceste dont il ne se sait pas né.
Suliane Brahim se travestit ainsi elle aussi, rendant avec une impétueuse entièreté le désenchantement et la chute d’un enfant de plus en plus horrifié à mesure que l’amour maternel, pour lui hélas mortel, investit sa réalité et que de « vierge d’histoire », son héroïsme se transforme dans le même temps en livre d’Histoire maculé de monstruosité.

Autour du cœur, à l’extérieur de l’intimité du couple inconvenant, évoluent de près ou de loin les autres acteurs, spectateurs impuissants du drame implacable mis en mouvement et qui se moque de ce que quelques circonstances contraires et autres protestations en l’air tentent en vain de s’imposer à Lucrèce et Gennaro, au destin.

S’avançant sous le masque ou révélés, les uns et les autres portent les superbes et sombres costumes conçus par Christian Lacroix comme l’écrin au sein duquel tous délivrent en virtuoses leurs interprétations, entrant et sortant de la « nuit révélatrice » qui rêve trois actes durant et au cours de laquelle la trame alterne entre le sublime d’un drame antique et le ridicule d’une sinistre comedia dell’arte, se tendant en s’accentuant sans cesse vers son terme, lorsque la clé de voûte de la pièce, l’ultime révélation, l’inceste, tombe douce-amère et avec elle le rideau, et avec lui, salvateur, le dernier mot.

« …mère. »

Lucrèce Borgia, du 24 mai au 20 juillet 2014 sur la scène de la Salle Richelieu de la Comédie-Française, à Paris.

Distribution : Eric Ruf, Eric Génovèse, Guillaume Gallienne, Christian Hecq, Gilles David, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Georgia Scalliet, Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, Sébastien Pouderoux, Heidi-Eva Clavier, Lola Felouzis, Pauline Tricot, Paul McAleer

Texte : Victor Hugo
Mise en scène : Denis Podalydès
Scénographie : Eric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Stéphane Daniel
Création sonore : Bernard Vallery
Maquillage et effets spéciaux : Dominique Colladant
Masques : Louis Arene
Travail chorégraphique : Kaori Ito
Assistance à la mise en scène : Alison Hornus
Assistance à la scénographie : Dominique Schmitt
Assistance au maquillage : Laurence Aué, Muriel Baurens

Crédits photographiques : Divergence Images