Nos femmes au théâtre Duceppe, ou quand l’amitié est confrontée au défi du choix cornélien

Nos femmesPour Paul, Max et Simon la soirée s’annonçait calme et rassurante dans sa routine : une soirée entre copains. Pas une soirée de gars où les « propos de vestiaire » auraient la part belle. Non, juste une soirée où, sous couvert de jouer aux cartes, trois hommes dans la cinquantaine, amis depuis trente ans allaient parler de tout et de rien, et en fait surtout d’eux, de leur vie, de leurs amours ou non-amours. Rien de bien neuf, mais c’est justement cela qu’ils sont venus chercher. Le bien-être, le confort avec ceux devant lesquels on n’est pas en représentation, on peut parler à cœur ouvert, s’adonner au dénigrement systématique et à peine voilé des conjoints de l’un et de l’autre. Bref, se laisser aller à ses petites manies qui sont autant de travers de caractères que l’on ne cherche même plus à corriger parce les autres ont l’habitude de composer avec et sans lesquels, pense-t-on, on ne serait plus véritablement soi parce qu’ils font « notre charme ». On se connaît tellement…du moins le pensent-ils. Le ton est donné par Max et Paul qui attendent l’arrivée de Simon. Déjà le retard, inhabituel, de ce dernier est l’occasion de planter le décor de la vie de chacun, des rapports entre eux, de leurs traits de caractères. Une atmosphère bonhomme mais derrière laquelle déjà pointe des agacements relationnels réciproques qui fissurent un peu le joli miroir que ce petit groupe aime à se tendre à lui-même. Et puis Simon arrive…Et le drame entre avec lui dans la pièce. Simon dans un accès de jalousie a, lors d’une ixième dispute, étranglé sa femme et l’a laissée pour morte sur le tapis du salon familial. Dans un état second il raconte les faits et, anéanti, demande à ses deux amis de lui fournir un alibi. Juste dire qu’il était là à neuf heures comme d’habitude et non à dix heures moins le quart. Pas grand chose, juste, comme il dit, mentir sur un petit retard  mais qui le sauve de sa culpabilité. Terrible demande, au nom de l’amitié et qui va pousser chacun jusqu’à ses retranchements les plus ultimes.

La réaction de ses deux amis est, dans un premier temps, conforme à l’image que chacun a et donne à voir de lui-même. Max, homme inflexible et de principes dit non au nom de la morale, du respect de la loi, de la nécessité de faire face à nos obligations de membre de la société, lui propose plutôt son aide dans l’accompagnement dans le procès qui ne manquera pas d’avoir lieu. Paul est plus enclin à accepter au nom de l’amitié, de l’empathie, de l’art du compromis. Un compromis face à la dureté de la réalité dont il a fait son quotidien dans son couple, avec ses enfants, comme, en qualité de médecin, avec ses patients. Chacun tente de convaincre l’autre devant un Simon qui essaye, lui, de minimiser son acte pour se rassurer quant à ses conséquences pour lui-même, tout en implorant, voire même revendiquant au nom de services rendus par lui, en d’autres temps,  pour d’eux, l’aide de ses amis pour lui éviter la prison. Mais on semble dans l’impasse. Et pourtant, il faut prendre une décision, vite, car plus on attend plus les deux amis deviennent aux yeux de la loi de par leur non appel de la police, des complices potentiels. Sonné par l’alcool qu’il a pris pour « se remettre » avant d’arriver autant que depuis sa présence chez Max et les calmants que celui-ci lui a donnés, Simon le « flamboyant » s’effondre, au propre comme au figuré, et Max et Paul le porte dans la chambre. Il va dormir, ils le savent, jusqu’au petit matin. Une nuit est devant eux pour prendre une décision finale. Le dialogue reprend entre les deux hommes. Peu à peu les frontières bougent, les avis se font plus complexes. Et si l’empathie de l’un ne cachait en définitive que la fuite ou la peur devant la réalité et la nécessité de prendre une décision et s’y tenir? Et si, a contrario, l’intransigeance au nom des principes de l’autre ne cachait que le vide de sa vie, justification a posteriori des ses échecs? Les vérités se disent d’abord voilées puis bien en face. Les masques tombent, le débat sur le dilemme d’aider ou non un ami devenu un criminel tourne au règlement de comptes entre deux personnes qui se disaient des amis de toujours autant qu’au bilan sur sa propre vie. La  « grandeur d’âme » de Paul ne résiste pas longtemps quand il découvre les répercussions de la vie d’avant de Simon sur la sienne laissant pointer un égoïsme peut-être pas si lointain de l’intransigeance de Max.
Le doute aussi s’insinue. Simon est-il juste «la victime d’un geste impulsif» ou un sinistre manipulateur qui tente de cacher un geste sinon prémédité du moins consciemment exécuté et d’entraîner de ce fait ses amis dans un calcul froid dont ils ne serait que des acteurs inconscients. Le dilemme, le choix cornélien devient peu à peu le révélateur de chacun, de ses rapports au groupe de ces trois amis, aux autres en général. Un cheminement qui permettra peut-être, à chacun de remettre de l’ordre dans sa vie, de la regarder, de se regarder en face, pour rebondir, unis dans la certitude que les amis sont là. Mais n’est-ce pas cela la vraie amitié? Pouvoir tout se dire, s’aider à mettre les choses à l’endroit et repartir plus soudés que jamais.

Nos femmesLe metteur en scène Michel Poirier signe une brillante mise en scène et réadaptation à l’univers québécois de cette pièce de l’auteur français Éric Assous, récipiendaire de deux Molières et du Prix du Théâtre de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Un auteur déjà bien connu du public québécois avec la pièce L’esprit de famille, présentée en 2014 chez Duceppe et en fait réadaptation…des Belles-sœurs de Michel Tremblay!!! Une fois encore Michel Poirier nous fait la démonstration tant de sa rigueur que de son professionnalisme mais aussi de son extrême sensibilité aux textes comme au choix de ses acteurs. En effet, les trois acteurs, Guy Jodoin (Paul), Sylvain Marcel (Max) et David Savard (Simon) sont tous excellents et donnent une parfaite crédibilité aux personnages eux-mêmes porteurs de ces personnalités moins primaires et limpides qu’il n’y parait. La lente évolution de chacun est interprétée toute en subtilité. Ils jouent finalement tout en pudeur ces hommes qui apprennent à l’occasion d’un drame à se livrer, à dire. Le ton, toujours juste, monte quand et comme il le faut. Il n’y a jamais d’hyper jeu, de lourdeur du trait dans la vision portée tant par le metteur en scène que par les acteurs alors que le piège de la dérive vers le théâtre de boulevard aurait été facile. En effet, même si l’humour, le comique sont toujours là, omniprésents, ils ne sont pas une fin en soi mais la dernière soupape de sécurité à laquelle chacun se raccroche. Ce comique naît de petites choses, insidieusement, ne serait-ce que par le simple décalage entre la gravité de la situation et la tentative d’y répondre en se rassurant par l’usage des mots, des expressions, des attitudes de tous les jours. Comme si, réintroduire un univers du connu permettait de dédramatiser et même peut-être de résoudre la situation. Dans plusieurs interviews Michel Poirier a insisté sur sa volonté de redonner, contrairement selon lui à d’autres metteurs en scènes ou réalisateurs français, sa dimension de drame à la pièce en l’éloignant d’un traitement par la comédie, même s’il ne renie pas cet aspect indissociable du texte: «…Quand Duceppe m’a proposé de monter la pièce, je leur ai dit que ça m’intéressait, mais que j’allais passer mon tour s’il voulait une comédie. Je trouve que la pièce était plus forte que ça. Bien sûr, il y a quelques situations qui peuvent faire rire. Quand on est témoin, en tant que public, d’une réaction à une situation épouvantable, ça peut être comique parfois. Mais ça reste un huit clos de réflexion et de confidences. C’est un drame…» précise-t-il dans une entrevue au Huffington Post. À entendre le public rire du début à la fin on peut se demander si le metteur en scène a manqué son objectif. Ce serait oublier un peu vite que le rire, que l’on se rappelle les pièces de Molière, a toujours été une façon, en théâtre, de traiter le drame. La comédie, pas la farce. À l’évidence Nos femmes appartient à cet univers. Et, dès lors, la question de savoir si cette pièce est un drame ou une comédie est un peu vaine. Laissons nous plutôt interroger par cette excellente pièce: Et nous, qu’aurions nous fait ? Quelles faces de nous-mêmes, de notre vie, tentons nous, au quotidien, de dissimuler aux autres comme à nous-mêmes?

Nos femmes
Pièce de Éric Assous
Mise en scène Michel Poirier

Distribution des rôles
Guy Jodoin : Paul,
Sylvain Marcel :Max
David Savard : Simon

Collaborateurs
Décor: Guillaume Lord
Costumes:Pierre-Guy Lapointe
Éclairages:Claude Cournoyer
Musique:Christian Thomas
Accessoires:Normand Blais
Assistance à la mise en scène: Geneviève Lagacé

Une production du Théâtre Duceppe
Directeur artistique Michel Dumont,
Directrice générale Louise Duceppe
Partenaires de production : Télé Québec;
Codiffusion : Les Productions Jean Bernard Hébert inc
Théâtre Duceppe
Place des Arts
Du 27 octobre au 3 décembre 2016
Durée 1h30 sans entracte
Tarifs individuels de 54.à 60$
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com
© photo: Marlène Gélineau Payette