Le Cid dans une mise en scène de Daniel Paquette pour le 50ème du Théâtre Denise Pelletier

Lise Martin, Chantal Dumoulin et Anne Bédard  © photo: Luc lavergne
Lise Martin, Chantal Dumoulin et Anne Bédard        © photo: Luc lavergne

 Nous sommes pendant le « siècle d’or d’Espagne » à la cour, d’un pays structuré autour du nouvel empire qui se développe aux Amériques et de la Reconquista contre les Maures (nom donné alors aux Arabo-musulmans venus d’Afrique du Nord) qui s’achève, dans une société marquée par un code de l’honneur et de vie très strict.

Rodrigue (Le Cid le seigneur en arabe) et Chimène s’aiment et leurs familles bénissent leur union. Oui mais voilà, le roi décide de privilégier le père de Rodrigue, Don Diègue, aux dépends de celui de Chimène, Don Gomès, pour lui confier le poste de gouverneur du jeune Infant, l’héritier de la couronne. Un choix qui consacre l’expérience et la «sagesse» de la vieillesse contre la vitalité de l’homme dans la force de l’âge. Bafoué et jaloux, celui-ci, le soufflette (gifle) et remet en question le choix et donc l’autorité du roi. L’honneur de Don Diègue est en jeu. Il provoque en combat singulier Don Gomès mais se sentant incapable de faire face physiquement il demande à son fils de relever son honneur. Dès lors, Rodrigue est devant un cruel dilemme : relever l’honneur de son père au risque de perdre Chimène ou perdre l’honneur de son père pour privilégier son amour (et perdre tout de même Chimène qui ne peut se satisfaire d’un homme sans honneur). Mais bientôt Chimène est elle même placée devant le même dilemme entre Devoir et Amour puisque Rodrigue décide de relever l’honneur de son père et tue Don Gomès. Dès lors, bien qu’elle se consume d’amour pour Rodrigue, elle ne peut aimer celui qui a tué son père. Elle demande donc au roi la condamnation de Rodrigue et l’obtient. C’est le nœud Cornélien, du nom de Pierre Corneille l’auteur de cette tragi-comédie écrite au 17ème siècle, qui place le héros dans un choix impossible entre Devoir et Amour. Heureusement, Rodrigue qui cherche à reconquérir Chimène en même temps que son honneur plutôt que de courir à la mort salvatrice, sauve le royaume d’une attaque des Maures ce qui lui vaut le pardon du roi. Mais Chimène bien que toujours amoureuse ne peut se résoudre à elle aussi le pardonner et remet sa décision au dénouement d’un nouveau duel entre Rodrigue et Don Sanche qui la courtise également. Rodrigue triomphe de son rival et le roi lui accorde la main de Chimène. Chimène peut alors aimer Rodrigue.

À priori, toute cette intrigue peut nous paraître bien lointaine et désuète. Pourtant le héros cornélien est un héros qui aujourd’hui encore s’adresse à nous : il est courageux, indomptable et loin d’être terrassé par les obstacles qui se dressent devant lui il tente d’en triompher sans pour autant y perdre son âme. Qui, de nos jours n’a jamais été confronté à des questionnements entre son devoir, ses envies et ses passions? Qui n’a jamais pensé un moment disparaître parce qu’il n’était plus digne d’un amour? Qui n’a jamais rêvé de revêtir les qualités de ces héros aux grands cœurs qui prennent toujours la bonne décision guidés par le sens du devoir et l’aspiration à la renommée hors de toute banale et orgueilleuse gloire.

Carl Poliquin © photo: Luc lavergne
Carl Poliquin © photo: Luc lavergne

Mais souligne aussi Daniel Paquette le metteur en scène, Le Cid, au-delà de l’histoire d’amour et du dilemme entre la passion et la raison, est celle du choc entre l’occident et l’orient, et du choc entre les générations. Au delà de ces permanences des problématiques, valeurs et sentiments mises en jeu, il indique aussi avoir choisi cette pièce, notamment pour un public scolaire, pour sa portée éducative comme pour son importance dans notre histoire littéraire et même notre histoire tout court. Et on ne peut que lui donner raison : c’est une des pièces maîtresses de la culture francophone, et s’il y a eu une révolution française, c’est parce qu’il y a eu un comte de Gormas qui a dit sur une scène, en présence de spectateurs, que les rois n’étaient que des humains et qu’ils pouvaient se tromperSi aujourd’hui on vit dans un monde libre, c’est parce qu’il y a eu un discours politique, culturel et social qui, passant par les scènes de théâtre, a provoqué la Révolution française. Le Cid fait partie de ces pièces qui ont précipité la chute de la monarchie. C’est important que les adolescents touchent à ce texte, à ses éléments, qu’ils ne comprendront probablement pas entièrement, mais qui résonneront un jour en eux. Il faut leur présenter des contenus grâce auxquels ils seront de meilleures personnes, possédant une réflexion, dès lors plus aptes à prendre des décisions éclairées. J’aimerais qu’ils fassent des liens entre les époques….Il y a des effets domino qui se créent dans l’histoire. Et pour comprendre qui on est et où on va, il faut comprendre d’où on vient. Et ce n’est pas parce que c’est une pièce française que ça ne nous appartient pas. Ce n’est pas parce que c’est un sujet espagnol que ça ne nous appartient pas. Qui ne connaît effectivement plusieurs vers du Cid aussi célèbres que certains de Molière ou Shakespeare sans pourtant toujours savoir les replacer dans leur œuvre d’origine : « Rodrigue as-tu du cœur? Tout autre que mon père l’éprouverait sur l’heure » ou encore « Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie »… «À vaincre sans péril on triomphe sans gloire »; « Vas, je ne te hais point »

Plus proche de notre histoire rappelons que Pierre Corneille ce grand dramaturge est né à Rouen au début du 17ème siècle en Normandie, qu’il y a fait ses études chez les jésuites. Ces même jésuites Normands qui, à la même époque, partaient eux-mêmes ou formaient ceux qui partaient fonder la Nouvelle France.

Ne cherchez pourtant pas dans cette mise en scène la volonté de l’effet de mode qui consiste souvent à vouloir « contemporanéïser » la pièce par ses décors, ses costumes ou même carrément une refonte du texte : Au contraire, cet artiste qui privilégie le théâtre classique en cofondant notamment en 1999 la Société Richard III et en assurant la mise en scène de plusieurs pièces du grand répertoire affirme avoir eu le souci de restituer Le Cid le plus fidèlement dans son temps. Il souhaite ainsi permettre d’en assurer la portée par un travail très poussé sur l’esprit de l’époque que cela soit dans la diction, le décor les costumes : Pour ce qui est du décor et des costumes, je veux faire un amalgame de la présence des Maures qui ont conquis l’Espagne et de celle du catholicisme. En ce qui concerne l’interprétation, je veux réussir à créer l’équilibre entre ce que les personnages doivent être et ce qu’ils veulent être. Nous sommes à la cour du Roi d’Espagne, il faut que les personnages soient investis de leur rang et leurs obligations. Les acteurs doivent emmagasiner (des informations) avant de commencer à parler. Le costume de cette époque, par exemple, est très contraignant. Déjà pour les acteurs au niveau du corps il y a un important travail d’apprentissage à faire Pour nous aider nous aurons les costumes (et les accessoires) dès la première répétition. Les costumes ont une grande influence sur le souffle, lequel a une influence sur le vers, lequel à son tour influence le jeu.

Carl Poliquin, Alain Fournier, Jean Leclerc    © photo: Luc lavergne
Carl Poliquin, Alain Fournier, Jean Leclerc                © photo: Luc lavergne

Malheureusement, si la démarche est particulièrement réussie et convaincante en ce qui concerne les costumes (créations du metteur en scène lui-même) on reste un peu septique devant les décors et la musique qui justement à force d’être stylisés et apurés (il n’y a par exemple quasiment aucun meuble) en deviennent trop contemporains et surtout invraisemblables pour donner corps à cette exigence et ainsi nous transporter totalement dans ce royaume d’Espagne. Un royaume d’Espagne que Corneille a si justement choisi comme cadre idéal pour son intrigue et ses enjeux, faisant fi de l’Antiquité alors cadre des tragédies alimentant entre autres ainsi, la « Querelle du Cid« . Ainsi le décor général souligne exagérément le style mauresque qui caractérise certes l’Espagne de cette époque. Il pêche aussi par l’absence de toute référence à l’architecture espagnole parfois austère mais richement meublée et à l’omniprésence du catholicisme dans cette cour d’Espagne. Cette absence notamment de meubles rend parfois difficile le jeu des acteurs qui évoluent dans un décor vide alors que le texte repose souvent sur de longs monologues. En conséquence le recours au texte déclamé debout devant le public est trop fréquent particulièrement dans la première partie, y compris lorsqu’il y a plusieurs acteurs sur scène. Les acteurs peinent à interagir entre eux et il arrive même que ce choix soit incongru dans le déroulement comme dans l’époque de l’intrigue. Comment croire que Chimène puisse tourner ostensiblement le dos au roi comme pour nous parler alors qu’elle s’adresse en fait à lui. Parfois même, il y a des choix de mise en situation des personnages pour le moins étonnants ou qui sont des références elles aussi décalées. Ainsi l’Infante qui se flagelle à moitié dévêtue hurlant et pleurant son amour impossible pour Rodrigue (allusion probablement au mysticisme religieux de l’Espagne d’alors) est peu crédible avec son rang et l’imprégnation qu’elle en a. Enfin, il y a des incohérences et des maladresses de changements de décors qui ajoutent un comique très certainement involontaire par les décalages qu’ils créent eux aussi. Ainsi, la dépouille de Don Gomès, un Grand d’Espagne, est ramenée dans une vulgaire brouette pour disparaître ensuite dans une fosse mécanique qui reste béante au milieu de ce qui se veut être une cour de palais royal et autour de laquelle tous vont tourner sans vraiment savoir quoi en faire. Pareillement, le roi, infirme, est promené dans un trône qui ressemble plus à un fauteuil pour handicapé qu’à la magnificence du roi d’Espagne. Il y a par contre quelques temps forts durant lesquels ces choix prennent toute leur valeur : Ainsi le décor en grille stylisée sert particulièrement bien le dialogue entre Chimène et Rodrigue après que le roi ait condamné celui-ci. Cela est du au fait que justement les acteurs peuvent alors se servir du décor, en faire un élément de leur jeu. Ou bien encore la mise en scène et en lumière permettent de mettre en valeur tant le texte que l’excellente interprétation de Jean Leclerc du célèbre monologue de Don Diègue.

Le Cid est une pièce très longue composée en alexandrins et structurée autour de longues tirades. Le metteur en scène souligne que les acteurs sont dès lors confrontés à des rôles qu’il reconnaît lui-même très difficiles notamment ceux de Chimène et Rodrigue qui mènent la course comme des marathoniens L’infante et don Sanche doivent la mener comme des sprinters , ils ont peu de temps pour se défendre. Pour travailler le vers j’essaye de respecter la rythmique, la ponctuation. Je travaille aussi pour que le texte soit le plus parlé possible. L’important c’est l’histoire que la scène raconte Il faut que, d’abord, l’acteur maîtrise la technique. Ensuite il doit l’oublier. Il faut casser la rythmique du vers trouver des rebondissements dans le texte, poser de vraies questions… en fait, on en revient toujours à la vérité. Le vers est une langue en soi, une langue nouvelle, dans laquelle il faut apprendre à parler vrai. Une diction qui peu paraître contestable car le texte y perd de sa puissance littéraire et à force de casser la rythmique des vers des textes ceux-ci perdent parfois leur plénitude y compris les plus célèbres comme le « Vas je ne te hais point » de Chimène à Rodrigue. Ainsi Chantal Dumoulin qui respecte souvent le plus la rythmique de l’alexandrin est souvent celle qui a le plus de résonance dans son jeu par rapport à la diction.

Pour jouer un texte aussi difficile il fallait des acteurs pour lesquels l’univers du théâtre classique n’est pas inconnu. C’est effectivement le cas de la plupart d’entre eux. Carl Poliquin, Rodrigue, est en effet un habitué des rôles du théâtre classique. Il a joué Les fourberies de Scapin, le Jeu de l’amour et du hasard, Bérénice. Il campe un Rodrigue convaincant dans ses doutes et qui murit au fur et à mesure qu’il assume et donne corps à ses choix. Lise Martin, Chimène retrouve Carl Poliquin avec lequel elle avait joué Bérénice déjà dans une mise en scène de Daniel Paquette au Théâtre Denise Pelletier. Actrice au parcours éclectique elle incarne avec justesse une Chimène prisonnière de ses intransigeances et de ce qu’elle pense être son sens du devoir. Elle sait nous émouvoir lorsqu’elle avoue malgré tout et contre elle-même sa passion pour Rodrigue. Pour Jean Leclerc, le Cid est une retrouvaille puisqu’il a déjà joué cette pièce en Californie. Il sait ainsi donner à Don Diègue toute la subtilité et la force de ce personnage qui tout en incarnant les valeurs traditionnelles de sens du devoir et de l’honneur, de respect de l’autorité royale, sait leur donner un sens et une noblesse. Don Gomès est « le vilain », dans le Cid, une tragi-comédie c’est-à-dire une œuvre sentimentale à la fin heureuse mais aussi une pièce écrite et jouée au siècle du pouvoir monarchique absolu. Il est celui par qui le scandale arrive. Scandale puisqu’il conteste la décision du roi et qu’il est, par l’atteinte à l’honneur de Don Diègue qu’il provoque, le responsable des amours impossibles entre Rodrigue et Chimène. Cédric Noël habitué lui aussi aux grand rôles du répertoire mais aussi artiste très interdisciplinaire choisit avec brio de mettre plus en valeur le discours « contestataire » que l’orgueil et la jalousie du personnage soulignant ainsi la force de ce discours (même si sa mort permet de remettre dans l’ordre des choses, le fonctionnement de cette société monarchique). Alain Fournier humanise avec justesse ce monarque absolu dont les jugements peuvent parfois mettre de côté les rigorismes d’un code de l’honneur dont il voit bien qu’il peut détruire les êtres et appauvrir son royaume par le sang versé et les vies fauchées inutilement. Malheureusement Julie Gagnée pourtant elle aussi formée au théâtre classique est un peu la déception de cette distribution. On a du mal à croire à cette Infante d’Espagne qui a parfois bien du mal à tenir son rang alors qu’elle dit elle-même dans une pièce centrée sur la question de l’honneur que c’est là son devoir et dont les déceptions amoureuses qui sont le prix à payer de sa position royale se manifestent sans pudeur et sens de l’honneur. Il y a parfois plus de la marquise du 18ème déjà femme que de l’Infante d’Espagne dans son jeu sans même parler de sa crise de désespoir mystique mais se sont probablement plus des maladresses de choix de mise en scène que des défaillances de jeu de l’actrice.

Le Théâtre Denise Pelletier a choisi pour souligner son 50ème ce grand classique de la littérature qui a déjà été retenu par la troupe dès sa deuxième saison et pour son 25ème anniversaire. Le Cid qui nous est présenté ce soir, dans une mise en scène de Daniel Paquette, fait honneur tout à la fois à l’œuvre de Corneille et au Théâtre Denise Pelletier. Une pièce difficile mais qui doit être jouée car elle est effectivement à la fois notre patrimoine culturel et littéraire et une réflexion toujours d’actualité sur le respect des valeurs et l’obéissance au pouvoir dans un texte qui reste encore aujourd’hui puissant. Saluons la volonté de ce théâtre de monter ces pièces dans l’optique notamment de les faire découvrir et de les transmettre aux jeunes.

 Le Cid
Pièce de Pierre Corneille
Mise en scène : Daniel Paquette

Distribution
Luca Asselin: Don Sanche
Anne Bédard : Léonor, gouvernante
Daniel Desparois: Don Arias
Chantal Dumoulin: Elvire, gouvernante
Alain Fournier: Don Fernand, le Roi
Julie Gagné: Doña Urraque, l’Infante
Jean Leclerc : Don Diègue
Lise Martin : Chimène
Cédric Noël: Don Gomès, comte de Gormas,
Carl Poliquin : Rodrigue,le Cid

Concepteurs et collaborateurs artistiques
Assistance à la mise en scène et régie: Tanya Pettigrew
Décors: Anne-Marie Matteau
Réalisation du décor: Prisme 3
chargé de projet: Martin Ferland
costumes et perruques: Daniel Paquette
coupe et confection: Helen Rainbird
Accessoires: Michael Slack
Musiques originales: Pierre-Marc Beaudoin
Éclairages: Michaël Fortin
conseillère à la versification: Anne Bédard
chorégraphies de combat: Carl Poliquin
Maquillages: Jacques Lee Pelletier

Équipe de scène –Théâtre Denise-Pelletier
chef machiniste Pierre Léveillé
chef électricien: Michel Chartrand
chef sonorisateur: Claude Cyr
chef habilleuse: Louise Desfossés
chef cintrier: Michel Dussault

Le Théâtre Denise Pelletier remercie Véronique Barboën pour ses conseils et son aide précieuse.

Une production du Théâtre Denise Pelletier
Équipe de production –Théâtre Denise-Pelletier
Direction de production : Réjean Paquin
Direction technique: Jean-François Landry

Les extraits des commentaires de Daniel Paquette sont tirés de l’excellent No des Cahiers du Théâtre Denise Pelletier consacré à cette pièce , http://www.denise-pelletier.qc.ca/media/uploads/cidlowres.pdf

Théâtre Denise Pelletier
www.denise-pelletier.qc.ca
Salle Denise Pelletier
Du 13 novembre au 11 décembre 2013
Durée : 2h40 (avec entracte)

4353, rue Ste-Catherine Est,
Montréal (Québec) H1V 1Y2

Billetterie : 514 253-8974 ou Réseau Admission : 514 790-1245 http://www.admission.com
Prix : de 41 à 27 $

© photo: Luc lavergne