Garde-fous le fascinant mais dérangeant roman de Martyne Rondeau

Martyne Rondeau, Garde-fous © photo: courtoisie
Martyne Rondeau, Garde-fous © photo: courtoisie

Romain Jolicoeur, ancien cardiologue de renom, est condamné après le meurtre de ses jumeaux de 4 ans. Cet infanticide et son suicide raté, sont survenus après que sa femme l’a quitté pour un autre et le divorce qui s’en suivit. Dans sa cellule, Romain dialogue à haute voix avec lui-même. De cet homme perdu à lui-même comme aux yeux des autres émerge, dans une moindre part, sa version des faits mais surtout sa quête de vie après le drame. Une vie, étrangement prolongement de celle d’avant et qui l’a conduit vers ce geste irréparable. : « …Il m’a fallu devenir un monstre pour commencer ma vie. J’ai su à l’avance que je devais en arriver là, de folles pensées m’accaparaient de nuit de jour je les gardais chargé tout a toujours été trop je désirais pas grand-chose au fond « tu n’es qu’un minable, un minable taré… » être tranquille avoir la paix… ». Romain se perçoit ainsi comme celui que l’on a trop poussé, la résultante de toutes ces pressions extérieures à lui-même et qu’il s’est imposées à son tour tout en s’enfermant dans la solitude intérieure. Non pas qu’il cherche ainsi à se dédouaner. Juste à dire. Son monologue est par cinq fois interrompu par des épouvantails, blessés mais aussi blessants pour lui-même et qui incarnent les cinq personnes, cinq figures, elles-mêmes personnes réelles autant qu’archétypes qui ont marqué, encadré sa vie, ou qui « l’accueillent » dans cette nouvelle communauté devenue la sienne. Chacun d’entre eux va lui dire sa part de vérité ou de lecture sur ce qu’il est ou fut, sur son geste, sur les conséquences pour eux comme pour lui : Le citoyen lambda sous les traits d’un conseiller financier qui crie vengeance au nom de la norme sociale, sa mère, sa femme et mère de ses enfants, son ancienne maîtresse, et une femme, elle aussi infanticide. Cinq monologues qui ne cherchent pas vraiment à dialoguer avec Romain ou même à établir le contact mais là aussi à dire, lui dire,nous dire, se dire aussi à eux-mêmes.

Garde-fous, est un roman audacieux. Par sa construction, en suite de monologues, sous forme théâtrale. Là où pourrait percer l’ennui, la lassitude de l’absence d’action naît pourtant la force fascinante du huis-clos, intérieur comme extérieur, qui se déroule devant nous. La forme théâtrale retenue par l’auteur renforçant encore cette sensation. Audacieux aussi par sa syntaxe : Lorsque Romain parle, la plupart des pages sont écrites sans ponctuation, nous laissant dire, lire, mais aussi construire les propos tenus, à notre rythme, à notre propre interprétation, par la place que nous donnons à la succession des mots; Cette absence de syntaxe, marque également l’errance de Romain. Par contre, pour chacun des visiteurs, les phrases sont plus impératives, rythmées par une ponctuation précise qui souligne les certitudes de chacun d’eux. Audacieux aussi par son sujet : Traiter du crime que nos sociétés perçoit comme le plus odieux, l’infanticide, tout en donnant la parole non seulement à ceux qui en ont souffert mais aussi à son auteur. Mais Garde-fous est aussi un roman extrêmement dense et riche : Densité et richesse des différentes vérités, certitudes des protagonistes. Des versions qui coexistent plus qu’elles ne se recoupent ou se rejoignent, laissant ainsi toujours la part de l’ombre du mystère, des regards croisés et de la complexité du geste porté et de ses conséquences et donc en ce sens, et en ce sens uniquement, profondément humain au delà du fait brut de la mort de deux enfants de 4 ans. Cette densité des sentiments, des émotions, comme des perceptions, est servie, restituée, par un style et une langue riches, beaux.

Garde-fous devrait donc être un livre intense auquel on adhère complètement et sans réserves. Pourtant, au fil de la lecture un certain malaise nous prend. En choisissant d’ancrer son récit dans un fait divers bien réel et à peine transposé l’auteure, Martyne Rondeau nous donne un peu l’impression d’être entraînés, bien malgré nous, notamment grâce à la qualité littéraire du livre et à l’intérêt des propos tenus, dans un voyeurisme qui nous met mal à l’aise. Mal à l’aise vis-à-vis des véritables protagonistes du drame qui s’est déroulé ici il y a à peine quelques années et de la, tout aussi dramatique, saga judiciaire qu’il a entraînée. Ne sommes nous pas en train, à la suite de l’auteure, de nous autoriser à parler, ou lire, sur des douleurs intimes qui ne nous appartiennent pas et qu’en quelque sorte nous violons, intrusion ultime dans la vie de personnes bien réelles. On pourrait objecter que les deux procès ont rendu la chose tellement publique qu’elle nous appartient à tous et que nous sommes donc autorisés à nous l’approprier pour y construire nos propres histoires. C’est à mon sens l’ultime violation celle de trop dans ce drame et c’est en cela que ce roman magnifique met aussi terriblement mal à l’aise. Mais il met aussi mal à l’aise car il nous renvoie, lecteur, cette image de nous-même, attiré, voyeur avide même peut-être, de fait divers. Et en cela, ce livre fait remonter à la surface, exploite des aspects bien peu reluisants de ce que nous sommes.

La puissance et la complexité des réflexions menées à travers les personnages, la qualité de l’écriture, la pertinence et l’universalité du sujet traité, l’infanticide, suffisaient à faire de Garde- fous un excellent, un très beau livre qui atteignait une véritable densité et humanité. Point n’était besoin d’un faire le énième discours sur ce drame que nous gardons tous en mémoire mais dont la douleur ne nous appartient pas et que nous nous devons de respecter.

À propos de l’auteur
Martyne Rondeau est née à Repentigny en 1968. Elle a publié Ultimes battements d’eau (2005), Ravaler (2008) et Game over (2009) chez XYZ. Garde-fous est son premier roman chez Triptyque.

Garde-fous
Martyne Rondeau
Roman policier
Les Éditions triptyque :www.groupenotabene.com
150 p. 18,95 $
ISBN : 978-2-89741-091-9
© photo: courtoisie