1984 et l’effacement de la mémoire

1984 © Stéphane Bourgeois
1984 © Stéphane Bourgeois

L’Océania, l’Estasia et l’Eurasia se font la guerre constamment. Ces trois grandes puissances qui couvrent à peu près toute la planète sont toutes les trois dirigées par des régimes totalitaires. Winston (brillamment interprété par Maxim Gaudette) vit en Océania et travaille pour le « ministère de la Vérité ». Sa fonction est de remanier les archives du passé pour qu’elles s’accordent en tout point avec la version officielle du Parti. Mais Winston a du mal à accomplir ce travail systématique d’effacement de l’histoire et de la chronologie comme la « Police de la Pensée » l’exige de lui. Il décide de rédiger un journal personnel pour conserver une trace écrite de ce que la mémoire des archives consigne réellement.

Pour consolider son pouvoir et parmi de multiples autres mesures mises en place par Big Brother, les « Deux minutes de la Haine » quotidiennes permettent à la population de concentrer son rejet sur Emmanuel Goldstein, l’ennemi absolu. Même si personne ne l’a jamais vraiment rencontré, ce dissident – affirme le pouvoir en place – a en effet l’outrecuidance de refuser l’effacement en faveur du « Bien commun » et de la cohérence du groupe décidée par le parti de Big Brother…

C’est là que Winston et Julia se rencontrent et tombent amoureux l’un de l’autre. Mais l’amour ne se pratique pas librement non plus dans la société de Big Brother. C’est à l’arrière de la boutique d’un antiquaire, l’un des derniers lieux où le passé continue d’exister que les deux amants trouvent un refuge très provisoire…

Dans une adaptation de Robert Icke et Duncan MacMillan, et une traduction de Guillaume Corbeil, le théâtre Denise-Pelletier reprend la pièce mise en scène par Édith Patenaude, préalablement présentée au théâtre du Trident. Avec une très efficace économie de décors, l’usage d’une caméra, qui projette en direct et en gros plan (sur l’écran géant qui symbolise Big Brother), les moindres faits et gestes des principaux protagonistes, donne une grande force à la pièce. Sur une musique souvent angoissante, des éclairages qui passent de la quasi obscurité à l’éblouissement et des acteurs tous excellents, la mise en scène fidèle à l’œuvre originale plonge le spectateur dans l’atmosphère étouffante et sordide de ce que représente un système totalitaire violent et verrouillé de toute part. De quoi donner la chair de poule à chacun et, bien sûr, permettre de réfléchir aux multiples échos que ce roman d’anticipation publié par George Orwell en 1949 à la suite des terribles expériences du nazisme et du stalinisme offre à la société dans laquelle nous vivons en 2016.

1984 © Stéphane Bourgeois
1984 © Stéphane Bourgeois

Et tout le monde de penser aux nombreuses formes de surveillances que nous subissons aujourd’hui. De nos achats sur Internet à la localisation de nos téléphones intelligents, en passant par Facebook et autres réseaux sociaux, la société actuelle offre tous les ingrédients propices à la paranoïa. Et si un régime totalitaire s’emparait de toutes ces données personnelles que nous semons sans résistance ? Ne sommes-nous pas en train de fabriquer méthodiquement notre propre enfermement, tandis que nous élevons la liberté au rang de valeur la plus élevée ? C’est ce que suggère une sorte de prologue à la pièce où six des acteurs entrent en scène pour un prétendu débat sur le roman. Avec un certain humour, la seule actrice du groupe a sans cesse la parole coupée par les autres, et le téléphone d’un des acteurs sonne de manière intempestive. Soudain une pseudo-panne d’électricité plonge la scène dans l’obscurité, et c’est la pièce qui commence…

Quant à moi, plus que tous les gadgets qui font désormais notre quotidien et qui sans doute faciliteraient notre fichage systématique par un régime politique malveillant, c’est à une décision récente de l’Unesco que la pièce m’a fait penser.

Après tout, bien avant Internet, et pour ne citer que ces exemples, le génocide des Juifs en Europe et celui des Tutsis au Rwanda ont fait des millions de victimes. Mais parmi les nombreuses mesures mises en place par Big Brother et sous la plume de George Orwell, (la soumission est le prix de la lucidité, la liberté une forme d’esclavage, la censure l’hygiène de la pensée…) c’est la novlangue (la langue qui réduit l’étendue des mots de manière à vaincre la pensée) et le travail de Winston qui m’ont le plus inquiétés en me renvoyant à l’actualité récente.

Au mois d’octobre dernier, rien de moins que l’Unesco, cet organisme dont le mandat éducatif et culturel est bien connu, a voté une résolution selon laquelle le peuple juif n’aurait aucun lien avec Jérusalem et le Temple qui s’y dressait, et qui va jusqu’à déplorer qu’Israël poursuive des fouilles archéologiques sur place. Que des pays aient voté pour ou se soient abstenus, et que cette résolution soit officiellement passée donne le tournis et fait vraiment penser au travail de Winston au « ministère de la Vérité »… Mais après réflexion, il n’y a peut-être pas à trop s’inquiéter sauf à constater un réel abêtissement généralisé, car d’imaginer tout ce qu’il faudrait de destruction d’archives et de mémoire orale et écrites, de monuments ou d’ouvrages scientifiques, scolaires et autres pour aller dans le sens de cette résolution de l’Unesco est tellement considérable, qu’il restera toujours un petit bastion de liberté et d’intelligence dans le journal personnel d’un Winston qui ne pourra jamais être détruit.

1984, le grand roman d’anticipation de George Orwell reste en tout cas, comme le montre l’actualité récente, d’une très grande pertinence…

1984, du 9 novembre au 16 décembre 2016, au théâtre Denise-Pelletier à Montréal

1984, texte George Orwell, adaptation de Robert Icke et Duncan MacMillan

Mise en scène Édith Patenaude

Avec Véronique Côté, Jean-Michel Déry, Maxim Gaudette, Éliot Laprise, Justin Laramée, Alexis Martin, Claudiane Ruelland, Réjean Vallée

Coproduction Théâtre Denise-Pelletier et Théâtre du Trident