La nuit juste avant les forêts

C’est à l’ancien garage Bérubé sur le chemin Ste-foy à Québec qu’est présenté depuis le 26 mai dernier, la pièce La nuit juste avant les forêts, par Sébastien Ricard. Des échos et fragments autour de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, dans une mise en scène de Brigitte Haentjens.

La nuit. Il pleut des cordes sur un Paris lugubre et inquiétant. Dans la rue, un étranger accoste un passant anonyme, lui demandant asile pour quelques heures. Transi de froid, mais brûlant d’un feu mal contenu, le jeune homme se livre sans partage à l’inconnu, pris aux tripes par une solitude sans fin qui l’amène à mobiliser les faibles moyens dont il dispose pour retenir son interlocuteur, déversant sur lui un flot de paroles frénétiques. Dans un lyrisme troublant, l’homme dit à l’Autre son manque, crache sa rage de vivre, dénonce l’injustice de sa condition, l’hostilité de sa terre d’accueil et son inconfort d’être étranger dans un pays qui l’oppresse.

L’ancien garage Bérubé est l’endroit tout désigné pour un tel spectacle. À trois pieds à peine de la première rangée de chaises, Sébastien Ricard est littéralement collé au mur dans le coin du garage et encerclé par les quelques rangées de sièges du public. En plus des taches d’huile, de la saleté qui est restée collée aux murs, on a même une odeur de renfermé qui ajoute à l’ambiance. L’éclairage du lampadaire à l’extérieur qui fait la lumière par fenêtre sur son visage seulement et la petite lampe de dépannage sur le côté qui ajoute à peine une lueur à cette pénombre, tout cela ajoute à l’ambiance de ruelle sous la pluie.

Dès 21 h, Sébastien s’installe dans le coin, prend un temps pour s’imbiber de son personnage et il se lance dans un récit rythmé, avec des mots répétés en cadence, «camarade, camarade!», où il raconte sa soif de vivre, ses déboires avec les Français, les putes et la fille sur le pont, «maman, maman!». Plus de 45 minutes à parler, à chialer, à raconte, à hurler, à s’époumoner dans un seul souffle, sans temps d’arrêt, sans respirer, « sous la pluie, sous la pluie ». Ouf!!

Tout son corps est mis à contribution, installé dans le coin du garage, à moitié accroupi, les mains sur les cuisses qui battent la mesure du flot de paroles qui se déferle telle la pluie, qui supposément l’a trempé jusqu’aux os et où il en a les cheveux tout mouillés. En coton ouaté délabré, le visage tuméfié de s’être fait battre pour tenter de conserver son argent, il déverse sa rage.

Et nous le public, on est d’abord surpris d’être assailli par ce flot de paroles. Puis on est déstabilisé par la constance du débit et les sujets qui alternent sans qu’on s’en aperçoive. On se demande ensuite s’il va reprendre son souffle. Pendant une bonne dizaine de minutes, on est inconfortable, on cherche son air. Puis on prend un erre d’aller, on embarque dans son rythme et on se laisse porter sur ses histoires qu’il raconte. Par moment on rit de certains propos ou situations qu’il décrit. Mais plus souvent on est pendu à ses lèvres et l’on boit ses paroles telle une personne dans le désert qui n’arrive pas à couper sa soif. Et on en veut plus et on en est hypnotisé par ses yeux hagards, son regard perçant et expressément intense, au bord de la folie rageuse. Et le rythme s’accélère, on sent que le point culminant s’en vient. La rage augment son orage de mots, un tonnerre répétitif et récapitulatif de toutes ces histoires, qu’il nous résume en rafale. Puis… plus rien, rien que la pluie et d’un coup sec, il s’arrête. Le temps à filé en un instant. Il s’arrête tandis que le public, lui, expire enfin un bon coup. Pendant 45 minutes, il a tenu son public en haleine et on est à bout de souffle pour l’acclamer haut et fort dans une ovation debout.

Sébastien Ricard incarne de façon phénoménale ce personnage à l’accent de l’étranger d’on ne sait où, qu’il maitrise à merveille. Tout son corps, sa voix, son regard le transforment en cet inconnu, cet étranger à Paris qui se cherche une chambre sous la pluie. On en oublie rapidement Sébastien et même Loco Locass, bien que parfois le style du débit de son texte, peut nous faire penser à l’occasion à un rap bien senti. Et que dire du travail colossal qu’il a accompli pour apprendre ce texte de 45 minutes, où les mots jaillissent sans avoir le temps d’y penser, sans pause pour respirer. La marge d’erreur pour les trous de mémoire est nulle dans ce cas.  C’est une performance à couper le souffle! Pas surprenant que le public soit pendu à ses lèvres dès les premiers instants!

À la sortie de la salle, j’étais complètement abasourdie, avec les mots qui me résonnaient encore dans la tête, telle une chanson que j’aurais écoutée trop longtemps en boucle. Cela m’a pris plusieurs minutes à reprendre mon souffle normal. Je me sentais respirer de façon saccadée, comme quelqu’un qui a cherché son air trop longtemps. Ce spectacle est définitivement mon coup de cœur du carrefour cette année!

Mercredi 1er juin (21 h)
Jeudi 2 juin (21 h)
Vendredi 3 juin (21 h)
Samedi 4 juin (21 h)
Dimanche 5 juin (21 h)

195, chemin Sainte-Foy (ancien Garage Bérubé)

Durée : 45 min

De Bernard-Marie Koltès
Avec Sébastien Ricard
Mise en scène Brigitte Haentjens
Assistance à la mise en scène et régie Colette Drouin
Lumière Guy Simard
Costume Julie Charland
Maquillage et coiffure Angelo Barsetti
Collaboration à la scénographie Anick La Bissonnière
Direction technique Jean-François Landry
Direction de production Sébastien Béland
Une création de Sibyllines

http://www.carrefourtheatre.qc.ca/

 

 

 

crédit photos : Gracieuseté du Carrefour International de théâtre