Je ne tomberai pas – Vaslav Nijinski : Bernard Meney donne la parole aux Cahiers du danseur et à sa tragédie

Je ne tomberai pas - Vaslav Nijinski
Je ne tomberai pas – Vaslav Nijinski

Le soir du 19 janvier 1919, Vaslav Nijinski monte sur scène pour interpréter ce qui sera sa dernière danse, « la danse de la vie contre la mort », selon les mots de sa femme Romola, à l’occasion d’une représentation de charité donnée dans l’un des salons de la Suvretta House de Saint-Moritz en Suisse, pays dans lequel le danseur-chorégraphe s’est retiré en 1917 pour éviter toute tension inutile et se reposer.

L’après-midi même, « l’étoile des Ballets russes, le chorégraphe révolutionnaire de L’Après-Midi d’un Faune et du Sacre du Printemps, celui que le monde avait surnommé « le dieu de la danse » », comme le décrit le spécialiste Christian Dumais-Lvowski, entame la rédaction du premier de ses quatre Cahiers, qui courra jusqu’au 4 mars 1919, date à laquelle le créateur à peine trentenaire s’apprêtera à « jouer le rôle le plus long et le plus pathétique de sa carrière, celui du « fou ». »

Sous-titrés Le Sentiment, les Cahiers « constituent une véritable auto-analyse qui fait surgir fantasmes, souvenirs et associations libres », selon Christian Dumais-Lvowski, qui les a cotraduits.
Des semaines durant, Vaslav Nijinski met ses sentiments par écrit, soit ceux d’un homme conscient qu’il s’effondre sur lui-même et sombre peu à peu dans la folie.

La parole du « malade de l’âme » remplace alors pour Vaslav les pas de danse, les mots sautent d’une idée à l’autre, très haut, suivant les commandements que Dieu dicte à Nijinski qui dessine en cercle pour tenter de « maintenir équilibre et intégrité face aux dangers de désintégration qui menacent son existence », tel que l’analyse Peter Oswald, professeur en psychiatrie.

L’homme derrière le mythe, c’est à cette dimension que s’est intéressé Bernard Meney en mettant en scène Je ne tomberai pas – Vaslav Nijinski.
Interprétant lui-même l’artiste atteint de « confusion mentale de nature schizophrène », le diplômé des Grands Ballets Canadiens de Montréal et du Conservatoire d’art dramatique de Montréal a souhaité créer un spectacle interdisciplinaire dans lequel le théâtre accorde toute leur importance aux mots des Cahiers, lesquels conduisent la fountain-plume vers un final dansé, performance que Berned Meney réalise accompagné des danseurs Thomas Casey, Simon-Xavier Lefebvre, Brice Noeser et Daniel Soulières.

La scène du Théâtre de Quat’Sous se donne à voir pour sa part complètement dénudée en vue d’évoquer un « univers clinique » renvoyant tant au sanatorium de Bellevue qu’à l’intérieur de l’esprit de Vaslav Nijinski, l’ombre menaçante de la « voie des ténèbres » planant, peinte en noir, au-dessus de lui.

Entouré d’Isabelle Leblanc pour la dramaturgie et d’Estelle Clarenton pour la chorégraphie, Bernard Meney a construit en trois temps son Vaslav Nijinski, maintenant le théâtre et la danse sur des terrains séparés.

Thomas Casey, Bernard Meney, Simon-Xavier Lefebvre, Brice Noeser, Daniel Soulières
Thomas Casey, Bernard Meney, Simon-Xavier Lefebvre, Brice Noeser, Daniel Soulières

Si le travail sur « le livre » est réussi, entrecroisant citations, prose et poésie en vue de suivre la pensée de l’auteur en dévastation, le ton, trop monocorde, s’en tient à quelques variations tournant autour de la nervosité et tait malheureusement d’autres nuances ; quant à la danse, qui par son martèlement sonore rappelle Le Sacre du Printemps, elle échoue de peu dans sa tentative de représenter plusieurs aspects de la psyché de Vaslav Nijinski, en se montrant un tantinet trop brute et dispersée pour constituer un tout et donner un sens esthétisé aux corps qui se tendent les bras sans vraiment se rencontrer.
Seul l’instant de transition, au cours duquel quatre Vaslav entrent sur scène pour entourer Nijinski, est porteur de tension dramatique et vraiment réussi.

On aurait aimé assister au démembrement d’un Vaslav Nijinski mentalement délabré mais pourtant encore apte à créer un ballet très spectaculaire et précis, aux pas à la « dimension épique » emplis de sentiments.
On ne ressort ni « horrifié », ni « frappé de stupeur », ni « fasciné », à peine anéanti seulement.

Créé en collaboration avec la compagnie de danse contemporaine Danse-Cité et s’inscrivant dans sa politique d’interdisciplinarité intitulée Traces-Hors-Sentiers, Je ne tomberai pas – Vaslav Nijinski rend hommage au « magicien » jusqu’au 25 octobre prochain.

A noter que Chistian Dumais-Lvowski, cotraducteur des Cahiers, réalisateur de l’adaptation théâtrale du Journal de Nijinski, coréalisateur du documentaire Vaslav Nijinski, une âme en exil et chargé de mission de la Succession Vaslav et Romona Nijinski ainsi que de la Vaslav and Romona Nijinsky Foundation, sera présent au Théâtre de Quat’Sous le mardi 22 octobre à 19h pour une conférence et le jeudi 24 octobre pour une causerie après la représentation.
A noter aussi que Les Impatients exposent dans le hall du Théâtre de Quat’Sous une sélection de leur Collection inspirée des dessins abstrait de Vaslav Nijinski.

Interprétation : Bernard Meney, Thomas Casey, Simon-Xavier Lefebvre, Brice Noeser, Daniel Soulières

Mise en scène : Bernard Meney
Dramaturgie : Isabelle Leblanc
Chorégraphie : Estelle Clarenton
Scénographie : Marilène Bastien, François Marceau
Conception sonore : Eric Forget
Eclairage : François Marceau
Costumes : Marilène Bastien
Maquillage : Angelo Barsetti
Coach de russe : Sasha Samar

Directrice de production : Louise Dubeau
Résidences de création et de production : Théâtre de Quat’Sous, Agora de la Danse

Crédits photographiques : Nicolas Ruel