Une vérité si délicate, le nouveau John le Carré, un lanceur d’alerte

John le Carré Une vérité si délicate © photo : courtoisie
John le Carré Une vérité si délicate © photo : courtoisie

« J’appelle à entrer en résistance contre les abus de pouvoir  dont se rendent coupables les gouvernements et les multinationales, -s’il existe encore une différence entre les deux. – À ne pas laisser ces pratiques s’institutionnaliser. L’esprit de Smiley (son héros récurrent de ses romans sur l’espionnage en temps de Guerre froide), incarné par Toby et Kit dans A Delicate Truth est là pour y veiller. Comme un espoir », déclarait récemment John le Carré (de son véritable nom David Cornwell). Le maître des romans d’espionnage revient dans Une vérité si délicate à l’espionnage d’État. Après la Guerre froide, nos services spéciaux se sont reconvertis, comme nous le savons, dans la guerre contre le terrorisme notamment ceux venus des extrémismes religieux. Mais sous couvert de lutte contre la terreur, les États ne sont pas toujours très regardant sur les méthodes. La fin ne justifie-t-elle pas les moyens tente-t-on de nous faire accepter, sans compter que la guerre coûte cher et demande pour être adoptée théoriquement dans nos démocraties une contrôle des Élus sur ce qui se fait. Résultat tous les éléments sont réunis pour que des pratiques loin de l’éthique et de la « guerre juste »affichées se développent et se protègent par tous les moyens.

Dans Une vérité si délicate, John le Carré est au meilleur de sa forme pour nous faire partager ce monde en clair obscur. Les dialogues sont percutants. L’intrigue nous tient en haleine. L’auteur parvient tout à la fois à donner une dimension internationale à ce qu’il décrit et en même temps à l’ancrer dans un territoire bien vivant, l’Angleterre, qui lui donne tout son réalisme et sa vraisemblance tout en l’éloignant du pesant pamphlet à charge. Comme dans un effet de miroir de la vie réelle, son livre fait la jonction entre ceux qu’il a écrit sur la Guerre froide et ceux d’après la chute du Mur de Berlin consacrés au commerce des armes, à la manipulation mondiale des multinationales, à la guerre au terrorisme sur fonds de scandales politico-militaro industriels. Loin d’être un amalgame, ce 23ème roman nous donne à voir combien ce monde-ci et ses acteurs savent, c’est certain, s’adapter et renaître de leurs cendres.

Ainsi, une nuit sur le Rocher de Gibraltar, confetti de l’Empire britannique, les services secrets de sa Majesté vont une nouvelle fois le démontrer. Le jeune autant qu’ambitieux ministre du Foreign Office, Fergus Quinn, déjà pointé dans un scandale militaro politique lors de son passage au ministère de la Défense,  a monté une opération de « récupération » d’un leader djihadiste. Opération en pleine initiative ou en accord tacite avec le Premier ministre, on ne sait trop. Pour ce faire, il s’accoquine avec l’un de ces nouveaux joueurs de la guerre, ces entreprises mercenaires privées, le plus souvent américaines, au doux nom de Ethical Outcomes, dont le patron Jay Crispin est justement l’un de ses amis bien qu’officiellement persona non grata dans les ministères et autres officines du pouvoir. Pour le représenter sur place ou plutôt être son « téléphone rouge », Kit Probyn, un diplomate choisi avec soin pour être un « oiseau de bas vol » (comprenez un de ces diplomates blanchis sous le harnais qui agit sans poser de question), auquel on en dit le moins possible. En soutien à l’opération une équipe des commandos spéciaux britanniques avec à leur tête, Jef,  un vieux de la vieille qui a une morale et des principes pour exercer ses missions au nom de son pays. Le secrétaire particulier du ministre, un encore jeune et pourtant ancien des services secrets, Tony Bell, qui a servi dans toutes les ambassades à risques en plein préparatifs de la guerre contre l’Irak, Berlin, Madrid, Le Caire…est tenu à l’écart. Cet habitué flaire vite que son ministre prépare un coup tordu et prend sur lui d’enregistrer secrètement les conversations des derniers préparatifs entre Fergus Quinn et Jay Crispin. Mais curieusement son ancien chef dans l’espionnage, qui n’a rien perdu de son savoir faire des temps jadis et toujours en action, ne veut rien entendre de cette surveillance.

L’opération est un fiasco, et même tourne à la bavure. Un lourd secret d’État la recouvre alors. Les témoins sont promus, mutés ou rayés des cadres pour ne pas avoir voulu « oublier ». C’est le cas de Jef.

Mais trois ans après la vérité ressort au hasard d’une rencontre entre Jef et Kit Probyn devenu sur ces entrefaites un pair du royaume nouvellement retraité en Cornouailles. Et Kit, au nom de l’honneur, accepte de soulager Jef de son lourd secret qui le mine, celui de la bavure que Kit lui-même n’a jamais véritablement su et de faire éclater la vérité. Mais en bon naïf, qui croit encore à la morale de l’action publique, il frappe aux mauvaises portes : celle de Jay Crispin puis celle du Foreign Office et se jette lui-même dans la gueule du loup. Dès lors, l’engrenage pour les broyer se met en œuvre. Malgré l’aide apportée par Tony Bell qu’ils parviennent à contacter et qui comme eux décide de parler au nom de l’éthique, ils sont perdus par les mains même de l’État, au nom de la raison d’État ou plus sordidement encore de la magouille d’État,  On a fait taire les lanceurs d’alerte. À moins que …la presse n’ait eu le temps d’être prévenue….

Ce qui est dangereux c’est de confier à des « sous-traitants embarqués » tout le sale boulot. Ils risquent de se laisser griser, de n’y voir qu’une source de profit, de commettre des excès qu’il incombe alors aux gouvernements de dissimuler. Les États tentent à étouffer ces affaires, car fondamentalement ils sont complices » Je n’ai pas de solutions simples à offrir mais ce qui m’intéresse en tant que romancier c’est l’enjeu éthique. Jusqu’où l’individu inféodé à un gouvernement est-il prêt à aller avant de dire non? À quel stade refuse-t-on de colporter un mensonge ou de fermer les yeux ? Quand devient-on un lanceur d’alerte, déclare John Le Carré. C’est à ce questionnement fondamental pour que nos sociétés restent morales, qu’il nous convie dans son livre.

Dans Une Vérité si délicate John Le Carré met ainsi magistralement en scène ces lanceurs d’alerte, employés, militaires, fonctionnaires qui à un moment ne peuvent plus continuer à se taire à obéir aux ordres parce que leur sens moral reprend le dessus. Des exemples récents comme ceux de Snowden et Assange nous montrent, qu’heureusement, ces hommes existent encore et ne sont pas que des héros de romans. Mais ils nous montrent aussi que la raison d’État et pas forcement la plus respectable, s’abat sur eux impitoyablement comme elle le fait pour Kit, Jef ou Tony.

Mais il est aussi d’autres types de lanceurs d’alerte et, notamment, le romancier. John Le Carré, ancien espion lui-même, a, tout au long de sa carrière d’écrivain , été de ceux-ci. Il appartient à une longue tradition de la littérature, tradition qui lui donne une des parts de ses lettres de noblesse. Ainsi dans ce roman, on découvre ce que l’on pressentait déjà sans oser se l’avouer complètement : Que le monde politique aujourd’hui a des alliances contre nature avec tout un monde interlope, que certains de ses brillants éléments sont prêts à tout y compris à sacrifier l’honneur de leur pays pour, eux, exister quelques temps en haut de l’affiche, que la guerre est un gigantesque bizness aux mains de plus en plus de quelques mercenaires avec la complicité des États, que le secret d’État ne cache pas que de l’éthique.

Un roman dans lequel l’auteur met à l’évidence une part de ses propres révoltes. Ne dit-il pas d’ailleurs, ce citoyen engagé qui a manifesté contre la participation du gouvernement de Tony Blair à la guerre américaine contre l’Irak, que « Je me rends compte aujourd’hui que tous mes romans sont une version codée de ma propre vie »

Outre ses qualités littéraire et romanesques exceptionnelles, Une vérité si délicate est un livre qu’il faut lire parce qu’il est lui-même un …lanceur d’alerte.

Une vérité si délicate
Auteur : John Le Carré (David Cornwell)
Roman
Éditeur France : Le Seuil www.seuil.com
Collection Fiction langues étrangères
Titre original : A Delicate Truth
Éditions : Viking/Penguin Books, Londres
Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin
Couverture : © Florence Joubert/Picturetank

ISBN : 9782021113921 (Papier)
ISBN : 9782021113945 (e-pub)
416 pages; broché
32.95 $
En librairie le 26 novembre 2013

Les citations de John Le Carré sont extraites de : Patrick Van Ijzendoorn : L’espion qui aimait la justice, Focus, Sélection du Reader Digest , Septembre 2013 p40-42 / François Armanet et Gilles Anquetil : Le Maître du roman d’espionnage parle ; Le nouvel Observateur 17-23 octobre 2013

Rue des Libraires : http://www.leslibraires.ca/livres/une-verite-delicate-john-carre-9782021113921.html/39f242c838c945acc60a937087b5995d6f01ffca9bddaeabfa9d19a0cb0e81fe63dc90adbf628cd0cb548b9e527cb2670f5d2b36c7f7ae77a731f717b5594700/?u=4850

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