Le Sourire de Leticia, de Manu Militari, un récit de voyage entre promesses tenues et dérives

Le Sourire de Leticia © photo: courtoisie
Le Sourire de Leticia © photo: courtoisie

« …Le bonheur c’est finalement peu de choses : Un moment arraché à la routine, une tranche de vie où l’on redevient enfant, s’extasie devant tout et rien, sens en éveil on apprécie simplement. C’est des rencontres, des musiques et des odeurs, des saveurs et des paysages, en un mot c’est le voyage… ». C’est au cœur de la jungle colombienne, dans la ville de Leticia, que le rappeur  Manu Militari jette son dévolu et son sac après plusieurs autres voyages dans d’autres contrées tout autour du globe parfois lors des crises et bouleversements qui secouent notre monde, notamment lors du « printemps arabe ». Un arrêt à Bogota l’a laissé déçu par cette ville où l’absence de terrasses où prendre un café est un révélateur d’un rythme et d’un mode de vie dans lesquels il ne trouve pas ses marques. La ville de Leticia au cœur de la jungle, le long du fleuve Amazone à quelques kilomètres du Pérou et du Brésil est par contre prometteuse de ces émotions, odeurs, saveurs sens, rencontres de cette Amérique du Sud qui le fait, nous fait rêver. Le voyageur, un temps « sédentaire », va explorer cette ville, ses interactions si intenses entre ses habitants et leur environnement où la douceur de vivre ne se sépare jamais totalement de la violence de la vie : Nature qui sait rester inhospitalière et omniprésente, trafic en tous genres et notamment des narcotiques, alcool, vie sexuelle sensuelle autant qu’hyperactive. Chaleur et humidité entourent cette vie un peu hors du temps qui s’écoule à son propre rythme. Le lieu est propice aux rencontres avec les habitants autant qu’avec d’autres occidentaux, attirés, eux aussi, par l’exotisme prometteur d’expériences fortes. Rencontres brèves mais fortes même si l’on sait qu’elles sont sans lendemain. À cause de cela ou grâce à cela peut-être, finalement. Un voyage sur le fleuve Amazone sera la porte pour s’enfoncer encore plus profondément au cœur de cette civilisation dont il est poumon, le cordon ombilical. À travers ce voyage Manu Militaria est aussi en quête de donner vie enfin à une profonde fascination née durant l’enfance et qui l’habite depuis tout ce temps :« …Je fantasme sur la jungle depuis que j’ai vu le film The Mission… »

Le Sourire de Leticia est un livre riche de promesses, à la langue agréable et savoureuse, nourri d’images prégnantes, d’un sens de la formule percutant, et de portraits ciselés. Plusieurs d’entre, eux en effet, que ce soit à leticia ou ailleurs lors de ses autres voyages qui lui reviennent en flash-back, témoignent d’une grande humanité, de la force du regard et de l’attention à l’Autre de l’auteur : Hainer le guide dans la jungle, l’ami palestinien lors d’un voyage en Syrie ou encore le Gitan, autre routard, mi Allemand-mi Gitan compagnon de voyage pour quelques semaines, jeune femme touriste en Égypte, dupée et même menacée  par des arnaqueurs. Seulement voilà, à côté de ces moments de véritable partage pendant lesquels on est profondément avec l’auteur, il y a aussi ces moments d’un voyage qui ne sont pas forcément ceux qu’on aimerait vivre ou partager. Car cette autre facette de sa déambulation, et du type de routard qu’elle célèbre, nous met, c’est le moins que l’on puisse dire, mal à l’aise. Ainsi, au détour du portrait de l’un de ces voyageurs, compagnons d’un jour, l’auteur dénonce: « … il est débarqué à la réception ( de l’hôtel) comme un poil sur la soupe, sans pouvoir aligner deux mots d’espagnol. J’apprendrai plus tard qu’il se prélasse en Colombie depuis cinq semaines. L’incapable, penserais-je, il n’est même pas capable de parler aux gens, pour quoi faire de toutes façons s’ils ne parlent pas anglais, ce sont sûrement des sauvages. J’aimais bien voir ce genre de colons se risquer du bout des pieds dans les rues du Caire et revenir à l’hôtel complètement terrifié…». Dénonciation salutaire d’un type de routard qui hante toutes les villes du monde. Malheureusement le récit de son propre séjour ressemble un peu trop à ce néo colonialisme qu’il accuse si fort. Il avoue d’ailleurs parler lui-même mal l’espagnol après pourtant plusieurs séjours. Mais surtout, surtout, le récit qu’il nous propose enfile un peu trop souvent tous les poncifs du genre : Expériences focalisées autour du principal trio drogue-alcool-sexe avec des femmes torrides; habitants réduits aux stéréotypes du « latino » tantôt homme courageux se tuant à la tâche, tantôt petit trafiquant sans envergure. On ressent ainsi peu à peu un véritable malaise au fil des pages devant ce qu’on aimerait n’être qu’une simple dérive d’écrivain en mal d’exotisme. Et c’est sans compter ses « jugements » aussi stigmatisants qu’à l’emporte-pièce sur ses coreligionnaires de la route, écrits qui eux aussi franchement dérangent, notamment ceux sur les Allemands, Autrichiens ou Suisse allemands qu’il ne manquent pas, à la moindre occasion, de comparer aux Nazis dans un pseudos humour totalement déplacé ou même de mauvais goût et, de plus, sans respect pour les victimes de ce régime totalitaire : « …L’Allemand, les yeux écarquillés fait le plein d’air dans ses poumons avant de pulvériser le silence : WOW SHEISER : Il frappe du poing sur la table tel un général du Reich apprenant la chute de Paris et semble se retenir d’aller défiler au pas de l’oie toutes trompettes sonnantes… » . «  …Encore un Suisse allemand. Cet hôtel va devenir une caserne, sur son toit on plantera bientôt un drapeau : espace vital germanique… ». « …À sa droite sa copine (autrichienne) présente une forte poitrine que caressent de longs cheveux blonds. Des traits d’Eva Braun et une bonne humeur Göring (écrit Goering!!). Elle pourrait être la mascotte de cette caserne… » Quant aux récits amoureux ils se réduisent un peu trop à ceux, complaisants, d’assouvissements d’hommes qui donnent à leur propre culture du viol un côté exotique pour mieux s’affranchir de leur culpabilité comme des conséquences de leurs actes: «…l’Australien est un phénomène; plutôt costaud, il nous explique qu’ici lorsqu’on est blond aux yeux bleus, c’est-à-dire comme lui on peut baiser tout ce qui bouge. Il voyage depuis vingt et un mois en Amérique latine, parle hyper mal espagnol et dit qu’il ne laisse derrière lui que cœurs brisés et chatte ravagées. …C’est triste mais les filles d’ici s’attachent trop; c’est toutes des folles possessives… ». Et que dire du récit de cette incursion des FARC dans l’Université de Bogota racontée comme celle de simple contestataires venus faire leur numéro, leur spectacle de démonstration de force sous l’œil amusé des étudiants…
Manu Militari, écrit en conclusion de son périple : « …Il est toujours aussi excitant de partir que de rentrer, partir pour découvrir, rentrer pour raconter…Je reviendrai feuilleter ces pages pour rire, pour entendre le bruit du moteur sur le fleuve, pour sentir les vagues secouer la pirogue, pour revoir Camilo, Daniel, le Gitan et tous les autres…tous ces portraits que j’ai eu le plaisir de peindre. Je reviendrai voir dans leurs yeux danser des parfums d’Italie jusque dans les chiottes, des accords de guitares au caisson défoncé, des chaleurs assommantes et des cuisses de colombiennes cuivrées. Je reviendrai chercher la tendresse du hamac, le sourire de leticia… »
Pour notre part il n’est pas certain que nous aimerions, refaire ou même relire un pareil voyage avec certains de ses regards ou actes.

Manu Militari © : Melika Dez
Manu Militari © : Melika Dez

À propos de l’auteur
Auteur-compositeur-interprète, Manu Militari a vendu 65 000 disques et a remporté deux Félix. Considéré comme l’une des plumes les plus marquantes de sa génération, il signe avec Le Sourire de Leticia son premier livre.

Le sourire de Leticia
Manu Militari
Roman
couverture Clémence Beaudoin
Éditions Stanké : www.editions-stanke.com
Version papier : 184 pages
22,95$.
ISBN : 978-2-7604-1127-2
Version électronique ; 16,99$. ISBN : 978-2-7604-1188-3
© photo: courtoisie
© photo de l’auteur : Melika Dez