Revenir de loin

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Après dix-huit jours passés dans le coma, une femme se réveille. Son esprit, sa capacité de penser en formules percutantes semblent intacts, mais elle n’émet aucun son et refuse d’ouvrir les yeux. Les médecins, le personnel lui répètent qu’elle est sortie d’affaire, mais sa mémoire n’est plus qu’une page blanche. Une jeune femme à son chevet se prétend sa fille, un homme vient lui parler comme si elle était sa femme alors que toutes les forces vives en elle lui hurlent que c’est impossible. Il n’y a que ce jeune voyou qui soliloque près d’elle à longueur de nuit avec qui elle ressent une inquiétante complicité.

Elle n’a plus de passé et n’est pas pressée de retrouver celui qui était le sien, le soupçonnant truffé de déceptions et d’erreurs. Les premières parcelles que sa mémoire lui rend sont des extraits de poèmes qu’elle reconnaît aisément sans pour autant décoder le moindre lien avec son passé. Par contre, elle sait exactement ce que sa vie doit être désormais. Ce qu’elle est prête à donner, ce qu’elle est prête à recevoir.

 
Ce livre est un ultime hymne à la vie. Découpé en sept chapitres «Ouvrir les yeux», «Se mouvoir», «S’émouvoir», «Savoir», «Voir», «Dire», «Vivre», le lecteur se retrouve dans la tête de cette femme de 56 ans qui renait à la vie après son coma. Tout comme elle, nous sommes perdus, sans souvenir, sans point de repère lorsqu’elle se réveille. Pendant les premiers cent pages du livre, on assiste au combat intérieur de cette femme qui ne veut pas revenir à la vie. Elle préfère ne pas se rappeler, car elle sent que ce ne sont pas de très bons souvenirs. Personnellement, ces premiers pas dans sa vie me semblent longs et pénibles, j’ai peine à les traverser. Mais à partir du moment qu’elle bouge et parle dans «Se mouvoir», je m’accroche à ce livre pour le dévorer et m’en imprégner. Longtemps après en avoir terminé la lecture, la poésie et les personnages de ce roman sont restés ancrés en moi et m’ont incité à chérir la vie. 
 
Cette romancière aborde des thèmes comme le deuil, les relations mère-fille, l’amour-passion, la dépendance affective, la folie, la trahison, la jalousie, le mensonge, les handicaps, mais surtout, le thème qui m’a le plus accroché, l’éternel choix inconscient du pattern connu. Le fait par exemple de choisir d’épouser un alcoolique quand son père en a été un. Le choix que l’on fait de vivre et revivre nos erreurs d’enfance, pour tenter de les corriger une fois pour toutes.
 
Ce qui rend ce roman si fluide, si merveilleux, c’est le talent exceptionnel de Marie Laberge de jouer avec les mots, de folâtrer avec eux, leur sens, leur perception, leur définition, leur signification. « Encore une fantaisie de la langue : ‘affecter’ et ‘être affecté’. ‘Faire semblant’ et ‘être touché’. Le même mot et tout le contraire pour ce qui est du sens. Sans affect, on peut discerner ce que les autres affectent – l’affection et l’affectation. Hou ! Je sens que je délirerais volontiers ! Une seule racine – latine, j’en suis presque sûre – et tant de sens disparates ». Sa finesse dans l’utilisation de langue française m’éblouit,  autant pour mettre des paroles crues et barbares parfois dans la bouche de Steve le bum, autant pour exprimer des émotions vives dans les dialogues et les pensées intérieures de Yolande.
 
Et, la poésie dans tout cela? Par des paroles de poètes célèbres qui l’ont aidé à traverser les diverses périodes émotivement chargées de sa vie, cette femme retrouve graduellement les brides de sa mémoire. Bien que je ne sois pas très experte en matière de poésie, je me suis laissée vibrer par celles de ce roman. J’ai appris à en apprécier leur mystère et à prendre plaisir de les imbiber en moi. . « Elle cherche les mouchoirs, et le poème, comme la lumière du jour, s’impose à elle.  
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
 Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.  
Un ‘non’ rauque sort de sa gorge. En un éclair, elle reconnaît Victor Hugo et les Contemplations…»  Ces poèmes nous transpercent et nous renvoient à nos propres émotions. Comme ces personnages sont très étoffés et d’une réalité criante, le lecteur ne peut que s’attacher à eux et vouloir qu’ils aient une vie heureuse. Que ce soit Yolande avec son trou béant dans sa mémoire, Steve à la naïveté désarmante et le cœur meurtri, Jean-Louis et sa sagesse, patience et tendresse, Annie et sa dépendance pathétique… bref, tous ces personnages nous habite et nous font vibrer dans ce roman qui nous emporte dans un tourbillon d’émotions, de réflexion et d’amour de la vie.
 
À la fin du livre, Marie Laberge a fait une liste des principaux poèmes et auteurs cités dans son roman. Voilà une très bonne idée, pour ceux qui désirent pousser plus loin l’aventure poétique.
 
 
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Marie Laberge a étudié à Québec. Tout d’abord chez les Jésuites, ensuite à l’Université Laval en journalisme et information et pour finir au Conservatoire d’art dramatique, section jeu. Plus connue en début de carrière comme comédienne, elle a joué différents auteurs (Brecht, Tchékov, Garneau, Fassbinder, Laberge, Mishima) pour finalement se consacrer de plus en plus à l’écriture et à la mise en scène. Ses pièces sont traduites et jouées dans de nombreux pays comme le Canada, l’Allemagne, la France, la Suisse, l’Italie, la Grande Bretagne ou le Portugal. Outre ses vingt pièces de théâtre, elle est l’auteur de dix romans tous publiées au Boréal, dont la trilogie Le Goût du bonheur qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires en moins d’un an. Paraissant exactement vingt et un ans après Juillet, Revenir de loin marque un jalon dans sa production romanesque.

 

 624 Pages
Prix : 29.95 $
Édition Boréal