Août-Un repas à la campagne ou la violence d’une réunion de famille qui tourne au drame

Aout-un-repas-a-la-campagne_DUCEPPE_793Les maisons de familles avec  les repas qui en rythment la vie, sont le creuset des souvenirs, de la transmission. C’est aussi souvent à l’occasion des réunions de famille qui s’y déroulent que les relations familiales s’expriment au grand jour, entre tensions, incompréhension, tendresse, amour, entre non dits et affection manquée. Des temps où la confrontation entre ceux qui ont choisi la reprise, la continuité de la tradition voire la soumission à cette même tradition familiale et ceux qui veulent se mettre en rupture, aspirent au changement, à la liberté, se joue en direct. Ceux où les parcours de chacun cherchent à se montrer, à s’affirmer, autant pour se rassurer soi-même, se donner le courage de ses rêves en les imposant aux autres autant qu’à soi-même, que pour en imposer aux autres …Dehors le temps souvent se met à l’unisson de ce huis-clos, le favorise : temps orageux, canicule, tempêtes. Le rythme est donné comme au temps des tragédies antiques puis classiques par la règle de l’unité de temps, de lieu et d’action.

Nous avons tous vécu de ces moments qui nous ont marqués durablement, auxquels on se promet de ne jamais se laisser reprendre et que l’on rejoue pourtant de multiples fois dans sa vie comme autant d’étapes incontournables qui nous font avancer et même parfois nous libèrent. C’est pourquoi aussi ce thème est un thème récurent tant dans la littérature que dans le cinéma ou le théâtre. Mais cette récurrence nous fait souvent nous interroger, avant d’aller voir un nouveau spectacle ou entamer une nouvelle lecture sur ce thème, sur la capacité, autant de l’auteur que du metteur en scène et des interprètes, de renouveler le genre, d’apporter une nouvelle pierre à cet édifice. Verrons-nous une énième fois un thème rabâché ou la force créatrice va-t-elle opérer pour nous permettre une nouvelle fois de vivre cette catharsis pour pouvoir, nous aussi, vivre et supporter ces relations familiales complexes tant dans leur constitution que dans leur expression mais qui pourtant nous nourrissent autant qu’elles nous définissent?

Aout-un-repas-a-la-campagne_DUCEPPE_1149Août- un repas à la campagne, la plus récente pièce de Jean Marc Dalpé, mise en scène au Théâtre Jean Duceppe par Martine Beaulne, est de ces œuvres dont la force créatrice est percutante. Alors que la famille est réunie pour les fiançailles de Monique et André, la tension gronde sous les apparences de la fête et de la joie. L’auteur nous livre des dialogues ciselés au cœur de la dualité et de la tension qui sont à l’œuvre en nous dans ces moments là. Fin connaisseur de l’écriture théâtrale comme du théâtre classique dont il est à la fois un traducteur, un acteur et un metteur en scène remarqué, et des télés séries ou téléromans qui traduisent notre univers quotidien, le thème des relations familiales lui permet de faire une synthèse lumineuse de ces deux genres miroirs de nos existences et dans ce sens pas si irréconciliables que cela. Les mots et les dialogues visent justes et ne ratent jamais leur cible. On retrouve avec délice mais aussi reconnaissance ces phrases, qui traduisent nos aspirations, nos vécus. Le choix de l’opposition, de la dualité entre citadins et ruraux et entre mère et filles permettent une allégorie judicieuse des tensions et choix de vie qui sont en jeu : Entre Tradition et Modernité; entre l’Ici et l’Ailleurs, entre difficulté de vivre de la terre, de sa terre et les promesses financières de la vie à la ville, entre l’Ancien et le Nouveau, entre les générations, entre deux conceptions du rôle de la femme et de son pouvoir. Comme le souligne l’excellente Martine Beaulne qui a su, par sa mise en scène, mettre en valeur toutes les richesses de cette pièce créée pour la première fois en 2006 à la Licorne dans une production du Théâtre de la manufacture : Le spectacle met en valeur :Ce qui est dit, ce qui est tu. Ce qui est vu, ce qui est caché. Ce qui a été, ce qui n’est plus et peut-être ce qui sera…Comme dans la tragédie classique mais aussi dans le théâtre de Tchekhov dont Jean Marc Dalpé revendique la filiation, la tension s’installe lentement mais irrévocablement tel le feu qui couve sous la braise entre les non-dits, les phrases inachevées, l’importance dérisoire donnée à la banalité du quotidien telle un paravent, et les gestes qui trahissent… jusqu’à l’explosion qui, telle un tsunami, ravage tout sur son passage. Une explosion suivie d’un aussi difficile que maladroit et pénible retour au calme aidé en cela autant par la force de l’habitude, que par celle de l’affection et l’immersion dans les gestes anodins mais rassurants de la vie de tous les jours….jusqu’à la prochaine fois.

Les acteurs sont tous excellents tant dans leur jeu de scène que dans la diction mettant particulièrement en valeur la qualité du texte mais aussi des non-dits, leur rythme et leur cohérence avec la thématique et ses enjeux. Notamment, l’alternance entre moments de tension et retours au calme apparents dans ce sac et ressac permanent du drame est particulièrement bien rendue. Pierrette Robitaille, est exceptionnelle en mère courage qui, sous une abnégation apparente, tient, en fait, d’une main de fer, notamment par la culpabilisation, tout son monde, s’accrochant à la banalité de la normalité telle une digue devant le monde familial qui s’écroule et emporte tout sur son passage. Michel Dumont joue à la perfection ce père de famille devenu vieux, propriétaire d’une exploitation agricole, dépassé par un monde économique et des relations humaines sur lesquels il n’a plus véritablement de prise mais qui tente encore autant par civilité que par habitude et fierté de donner le change. Frédéric Blanchette donne un relief émouvant à cet homme que sa femme quitte et qui se débat et alterne entre des tentatives de faire bonne figure, une volonté de se venger et de faire payer à sa belle famille, un humour amer, une envie de croire que tout peut recommencer alors que soudain sa rage explose. Gilles Renaud joue avec une grande justesse « la pièce rapportée » en visite prénuptiale et qui ne sait plus très bien comment réagir devant ce déferlement qui s’impose à lui et qui voit dans la fuite la seule issue possible avant que son couple ne devienne une victime collatérale d’histoires qui ne sont pas les siennes. Et que dire de Nicole Leblanc dans le rôle de l’octogénaire qui se complait et revendique son rôle de l’aînée enquiquineuse, bien décidée à profiter, l’air de ne pas y toucher, aux privilèges de l’âge, sinon qu’elle nous ravit. Isabelle Roy, dont c’est la première présence chez Duceppe, est pour sa part très convaincante dans ce rôle de Louise, celle par qui le scandale de la crise familiale arrive et qui tente de l’assumer sans vraiment savoir comment, entre vaine tentative de s’affirmer vis-à-vis de sa mère dans les détails de l’organisation de la journée comme si le véritable enjeu de la journée était celui-ci (le choix de la nappe) et revendication maladroite et finalement vaine de son choix, parce qu’elle sera finalement délaissée par son nouvel amour alors qu’elle avait osé sauter le pas, s’affranchir. Chantal Baril est attachante dans ce personnage de Monique prise entre deux mondes, l’ancien, celui de sa famille à la campagne qu’elle a quitté physiquement et peut-être mentalement et le nouveau, le sien, à la ville et alors qu’elle s’installe dans une nouvelle vie de couple après des années de vie de femme seule et assumée. Une nouvelle vie à deux qui va peut-être à son tour engendrer, elle le sait, des concessions : Un voyage de noces dans une région qui ne l’attire pas, une installation en banlieue…Dans cet univers il est bien difficile d’être la petite dernière et d’exister. Kim Despatis, joue avec conviction par un « hyper jeu » la jeune fille de la famille, Josée, qui pense, comme tant de jeunes adultes à peine sortis de l’adolescence, n’avoir pas d’autres choix que d’être en permanence excédés pour s’affirmer et faire entendre leurs aspirations à autre chose.
Août- un repas à la campagne, est décidément une pièce excellente servie par une mise en scène et un jeu d’acteurs particulièrement brillants. Une nouvelle superbe production du Théâtre Jean Duceppe.

Pièce de Jean Marc Dalpé
(récompensée du Masque du Meilleur texte lors de sa création en 2006)
Mise en scène : Martine Beaulne

Distribution des rôles
Chantal Baril : Monique
Frédéric Blanchette : Gabriel
Kim Despatis : Josée
Michel Dumont : Simon
Nicole Leblanc : Paulette
Gilles Renaud : André Mathieu
Pierrette Robitaille : Jeanne
Isabelle Roy : Louise

Collaborateurs

Décor : Richard Lacroix
Costumes : Daniel Fortin
Éclairages : Guy Simard
Conception vidéo : Yves Labelle
Musique : Ludovic Bonnier
Accessoires : Normand Blais
Assistance à la mise en scène : Manon Bouchard

Une production du Théâtre Jean Duceppe
Directeur artistique Michel Dumont,
Directrice générale Louise Duceppe
Partenaires de production : La Presse+; Télé Québec; Hydro-Québec
Théâtre Jean Duceppe
Place des Arts
Du 29 octobre au 6 décembre 2014
Durée 1h30 sans entracte
Tarifs individuels de 50.29$ à 38.95$ (taxes en sus)
175, rue Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H2X 1Z8
Tél. : 514 842-2112 Sans frais : 1 866 842-2112
http://www.duceppe.com
Pour découvrir plus avant Août-Un repas à la campagne : une rencontre-discussion ouvertes à tous et gratuites:
Les Causeries le Lait chez Duceppe, Avec Michel Dumont, Kim Despatis, Jean Marc Dalpé et Martine Beaulne Le 6 novembre de 17 h à 17 h 45
Espace culturel Georges-Émile-Lapalme, place des Arts
Devant l’entrée du Théâtre Jean-Duceppe

© photos: François Brunelle